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L'entretien de la semaine Madame hihat Naïma, assistante sociale en retraite, au soirmagazine :
«Une profession qui n'est pas reconnue à sa juste valeur»
L'allure altière, le verbe facile, une femme de tête et à principes qui ne mâche pas ses mots quand elle parle des déboires du métier d'assistante sociale, qu'elle a exercé dans un combat de tous les jours. Dans cet entretien, elle explique aussi la dévalorisation de la profession, qui peine à être reconnue. Soirmagazine : Qui est Mme Hihat ? Madame Hihat : Une Algérienne de souche, issue d'une famille de moudjahidine et de chouhada. J'ai exercé le métier d'assistante sociale durant plusieurs années. J'ai arrêté d'exercer en tant qu'assistante sociale en 2001. En 2003 j'ai rejoint l'entreprise Saidal où j'ai occupé le poste de technicienne de laboratoire. Aujourd'hui, j'ai 60 ans, je suis en retraite depuis 2010. Qu'est-ce qui vous a motivé à choisir le métier d'assistante sociale ? La maladie de mon père. Une sclérose en plaques qui s'est déclarée à la suite de sa détention pendant plusieurs années dans les geôles de Tébessa durant la guerre de libération. Son mal a duré 25 ans. Il était cloué au lit pendant toute cette période. Je me suis occupée de lui et c'est par rapport à tout cela que j'ai décidé d'entamer des études d'infirmière, puis une spécialité en France sur justement la maladie de mon père. J'avais 20 ans. Je suis ensuite retournée en Algérie où j'ai travaillé comme assistante sociale à Sonatrach. Là, j'ai vu beaucoup de morts, de brûlés, tous ces ingénieurs qui travaillaient au Sud. Des jeunes qui se droguaient car ne supportant pas toujours leur séparation d'avec leur femme et leurs enfants. A l'époque, ils travaillaient 3 mois et obtenaient un congé de 15 jours pour rejoindre leur famille. Je trouvais cela inhumain. J'ai alors plaidé leur cause auprès de leurs supérieurs, et j'ai pu convaincre à l'époque les médecins du travail de revoir à la hausse leur congé. Je me souviens qu'ils avaient mis le feu pour faire entendre leurs voix. Ils risquaient leur vie et beaucoup étaient victimes d'accidents. J'avais accompagné des brûlés graves à l'étranger, des handicapés. Cette période avait duré quatre années. En 1984 je me suis mariée, j'ai dû arrêter de travailler trois années pour m'occuper de ma fille, mais mon travail me passionnait tellement que j'ai dû reprendre en 1987. J'ai été recrutée à la Présidence de la République. Elle était loin l'époque de Sonatrach où j'ai passé les plus belles années de ma vie professionnelle. J'étais épanouie, j'avais le contact direct avec les travailleurs qui souffraient des problèmes sociaux, je les aidais et mes supérieurs m'écoutaient, et je finissais toujours par trouver des solutions à celui qui n'avait pas de logement, je me battais pour celui qui nécessitait des soins à l'étranger ; bref, j'exerçais mon vrai métier d'assistante sociale. Dans cette nouvelle institution, beaucoup de choses avaient changé pour moi. Dans quel sens ? J'étais la fondatrice du centre social de la Présidence et j'entreprenais des enquêtes sociales pour les demandes de logements sociaux des employés. Je me déplaçais surtout dans les quartiers populaires comme La Casbah, Climat-de-France et même à Z'barbar, pour enquêter sur une famille composée de 7 filles qui n'étaient autres que les enfants du jardinier qui habitaient un taudis. Les conditions de vie de ces gens-là me révoltaient. Et je voyais qu'il y avait beaucoup d'injustice. Parfois les gens mouraient par négligence, parce qu'on n'a pu se procurer un pacemaker par exemple. Je me battais donc pour ces pauvres gens en dénonçant le deux poids, deux mesures et ça dérangeait quelque part. J'étais une révoltée, une insoumise. Je ne supportais pas l'injustice, je n'admettais pas que les grands écrasent les petits. Je faisais des vagues et ça ne plaisait pas beaucoup. D'ailleurs, j'ai été mise en retraite anticipée car je disais des vérités qu'on ne voulait pas entendre. Il faut dire que l'assistante sociale en Algérie n'est pas considérée. Notre statut n'est pas reconnu. D'ailleurs je percevais le salaire de technicien supérieur de la santé (TSS). Je faisais fonction d'infirmière. On est chapeauté par des personnes qui ne savent pas ce qu'est le terrain. Ce sont des bureaucrates, qui sont derrière leurs bureaux et qui n'ont aucune idée de la misère humaine. Les gens honnêtes n'ont pas leur place. Et moi, j'ai payé cher ma franchise et mon honnêteté. Vous avez été mise en retraite obligatoire. Comment l'avez-vous vécu, vous qui étiez une femme active et passionnée pour son métier ? Très mal. D'abord parce qu'on m'a arrachée à tous ces gens que j'aidais, que je réconfortais, je pouvais encore donner et on m'a scié les jambes. Imaginez-vous, je faisais du bon travail et on m'a cassée. J'ai demandé audience à la Présidence de la République mais c'est resté lettre morte. J'ai fait une dépression. Ensuite au plan pécuniaire, j'étais lésée. Divorcée, je percevais une maigre rentrée d'argent, avec laquelle je devais faire vivre ma fille. J'étais sous contrat durant 8 années, on a mis fin à ce contrat, et du coup j'ai été touchée par l'article 87 bis, donc j'ai perdu ces années de travail qui ne pouvaient être ajoutées aux autres, ainsi je ne pouvais prétendre à une demi-retraite. Toutes mes requêtes auprès de qui de droit pour étudier ma situation n'ont malheureusement jamais eu d'écho. Heureusement que j'arrondissais mes fins de mois grâce à la pension d'ancienne moudjahida de ma mère. Aujourd'hui que vous êtes inactive, qu'est-ce qui vous manque le plus ? Comme je l'ai dit plus haut, c'est cette aide que je ne peux plus apporter à toutes ces familles qui vivent dans le dénuement, à ces gens qui vivent entassés dans des réduits, alors qu'il y en a qui vivent dans le faste et qui continuent à vouloir toujours plus. Et tout le monde est au courant. J'ai été évincée du poste d'assistante sociale et secrétaire générale du syndicat avec la complicité des responsables de l'époque. Que pensez-vous aujourd'hui du statut d'assistante sociale ? Pour moi, elles n'ont pas le statut qu'elles méritent. Elles ne sont pas libres de leurs actes. Elles travaillent toujours sous la coupe de personnes qui n'ont aucun rapport avec le social. Il faut avoir un chef qui a le même profil, qui soit humain avant tout, qui connaisse la réalité du terrain. Une assistante sociale ne doit pas avoir les mains liées, il faut qu'on la laisse prendre les décisions qu'il faut et quand il faut. Aujourd'hui, le véritable rôle d'une assistante sociale est méconnu. Et pourtant, c'est elle qui ressent la blessure d'autrui. Mais elle n'a pas ses droits et elle est limitée dans ses décisions. Quelle est la situation qui vous a marquée durant votre carrière ? Je reviens au problème du logement. De toutes les enquêtes que j'ai réalisées pour aider les familles de la cité des Palmiers à être relogées, il y en avait une que je n'oublierai jamais. Elle habitait une cambuse où un rat qui faisait presque partie des habitants avait creusé un trou dans le crâne d'un bébé qui dormait. C'était en 1992 si mes souvenirs sont bons. Ce jour-là j'ai vomi. Mes rapports n'ont jamais eu de suite et d'ailleurs je ne sais pas ce qu'est devenue cette famille ni celle du jardinier de Z'barbar. Aujourd'hui que vous êtes loin de la scène, et avec du recul, pensez-vous que les choses ont changé ? Non je ne pense pas. Je suis toujours triste de voir que les gens continuent de souffrir du manque de logement, que l'injustice subsiste toujours, que la corruption et la magouille continuent de gangréner notre pays. Et que le métier d'assistante sociale est toujours dévalorisé. Quel est le ou les meilleurs souvenirs que vous gardez de votre vie active ? Mon passage à Sonatrach. Les services sociaux marchaient à merveille. Même s'il y avait quelques lacunes, l'équité primait.