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Contribution LA PROBL�MATIQUE DES RAPPORTS DE L'INTELLECTUEL ORGANIQUE A LA GUERRE DE LIB�RATION NATIONALE EN ALG�RIE
Illustration � travers l'itin�raire du colonel Lotfi -2e partie-
Par Mohamed Chafik MESBAH, officier sup�rieur de l'ANP en retraite, docteur d'Etat en sciences politiques, dipl�m� du Royal College of Defence Studies. -L'intellectuel comme �conscience du monde� Le profil de l'intellectuel organique comporte une dimension morale, ou romantique si vous le voulez, qui, pour s'exprimer de mani�re incidente, parfois, n'en est pas moins pr�sente. Face � l'injustice, l'intellectuel organique fait abstraction de sa stricte personne et m�me du contexte dans le temps et dans l'espace o� il se situe, pour consid�rer que le combat qu'il m�ne est celui de l'humanit� enti�re. Il s'identifie, souvent, � tous ses semblables souffrants et se fait, volontiers, leur recours face au destin. Juste, pour l'illustration, citons l'apostrophe path�tique du po�te fran�ais, Victor Hugo, qui, par del� le combat politique qu'il livrait en France, prenait � t�moin, dans ses Contemplations', l'Univers presque : "Non, tant que vous serez complices De ces crimes hideux que je suis pas � pas, Tant que vous couvrirez ces brigands de vos voiles, Cieux azur�s, soleils, �toiles, Je ne vous regarderai pas !" Du profil-type de l'intellectuel organique A la lumi�re de tous ces param�tres, quel portrait type de l'intellectuel organique est-il possible de dresser ? Quels sont les caract�res sp�cifiques qui le distinguent? Sans doute, une conscience plus aigu� de l'injustice, une aptitude plus av�r�e � conceptualiser la riposte et un engagement plus r�solu dans l'action… - Une conscience plus aigu� de l'injustice L'intellectuel organique se distingue, en premier lieu, par une conscience plus aigu� de l'injustice que facilite sa disponibilit� psychologique et son aptitude intellectuelle. Il suffit, � cet �gard, de citer ce passage saisissant du livre autobiographique de Mostefa Lacheraf, lequel, d�s sa prime enfance, avait ressenti l'injustice du syst�me colonial : "Je me souviens qu'au lyc�e de Ben-Aknoun dans les ann�es 1930-1932, � la sortie des classes de l'apr�s-midi � seize heures, on distribuait aux internes, rang�s sous les arcades de la grande cour, des quignons de pain frais. Les �l�ves alg�riens musulmans mangeaient chacun son morceau ou le mettaient dans la poche de leur tablier, pendant que leurs petits camarades europ�ens (je veux dire la plupart d'entre eux) le jetaient dans la cour et commen�aient � le pousser du pied comme un ballon de football ou � le lancer les uns aux autres". A titre anecdotique, soulignons aussi que Boudghene Benali avait choisi le pseudonyme de Lotfi par r�v�rence � Lotfi Elmanfalouti, illustre �crivain de l'Egypte contemporaine, parce que ses fameuses Nadharates o� l'orphelin s'imposait comme un th�me sociologique majeur l'avaient profond�ment marqu�. - Une conception plus �labor�e de la riposte Naturellement, le potentiel intellectuel dont il dispose permet � l'intellectuel organique de mieux penser aussi la mani�re qui permet d'agir le plus efficacement sur le cours des �v�nements. Cette donn�e n'a pas �chapp� � Antonio Gramsci qui a m�me mis en relief les sp�cificit�s du statut de l'intellectuel organique dans la soci�t� industrialis�e : "L'industrie a introduit un nouveau type d'intellectuel : l'organisateur technique, le sp�cialiste de la science appliqu�e. Dans les soci�t�s o� les forces �conomiques capitalistes se sont d�velopp�es, jusqu'� absorber la plus grande partie de l'activit� nationale, c'est ce second type d'intellectuel qui a pr�valu avec toutes ses caract�ristiques d'ordre et de discipline intellectuelles''. De la m�me mani�re, l'�minent sociologue am�ricain Wright Mills nous rappelle la capacit� de l'intellectuel � innover et � se d�tacher des st�r�otypes pour mieux agir sur la r�alit� : ‘'L'artiste et l'intellectuel ind�pendants comptent parmi les rares personnalit�s �quip�es pour r�sister et combattre l'expansion du st�r�otype et son effet — la mort de ce qui est authentique, vivant. Toute perception originale implique d�sormais la constante aptitude � d�masquer et � mettre en �chec les clich�s intellectuels dont les syst�mes de communication modernes nous submergent (c'est-�-dire les syst�mes modernes de repr�sentation) �. - Un engagement plus r�solu dans l'action L'intellectuel organique parfait est celui qui, apr�s avoir pens�, correctement, le monde parvient � agir sur lui pour modifier la r�alit� sociale. Il ne sert � rien de bien penser le monde si ce n'est pas pour agir sur lui. Cette nuance �tablit la ligne de d�marcation entre l'intellectuel organique et l'intellectuel d�sincarn� qui se compla�t dans la position du simple spectateur. La trajectoire de ce type d'intellectuel d�sincarn� conduit, fatalement, � une brisure avec le monde r�el, notamment avec la classe sociale ou groupe d'appartenance. Voil� pourquoi l'engagement r�solu dans l'action constitue, d'une certaine mani�re, un test de coh�rence pour apposer, si vous autorisez la formule, le label �intellectuel organique� sur tel itin�raire ou tel autre. A la mani�re, presque, dont les postulants au maquis, durant la guerre de Lib�ration nationale en Alg�rie, devaient abattre un tra�tre pour prouver leur engagement r�solu dans le combat lib�rateur. Existe-t-il un mod�le universel d'intellectuel organique ? La sociologie politique, la sociologie tout court m�me n'ont gu�re propos� de typologie pertinente pour distinguer entre les diff�rents statuts d'intellectuels. De mani�re tr�s empirique, cependant, il est possible de distinguer les grandes cat�gories d'intellectuels suivantes: - les intellectuels organiques parfaits ayant concili� ��thique de la conviction� et ��thique de la responsabilit� �. Il s'agit d'hommes d'Etat qui ont marqu� l'histoire, de la posture de Bismarck, de Gaulle, Nasser… - les intellectuels organiques imparfaits. Ce sont, g�n�ralement, des leaders de mouvements de contestation, des activistes plut�t que des hommes d'Etat, � l'image de Trotsky ou Guevara… - les intellectuels-alibis — ceux que pourrait concerner la formule assassine de Julien Benda, �la trahison des clercs� — des intellectuels qui, au prix de compromissions, acceptent, selon le cas, le reniement de leurs attaches organiques ou la domestication par le syst�me dominant… - les intellectuels d�sincarn�s, �sans attaches� comme aimait � les d�crire le sociologue fran�ais Pierre Bourdieu, des intellectuels r�sign�s � subir le destin et qui, en fin de parcours, n'exercent gu�re d'influence sur l'histoire. L'itin�raire du colonel Lotfi comme illustration du statut de l'intellectuel organique Il convient de ne pas oublier que le cœur de la probl�matique dans cette communication porte sur l'itin�raire singulier du colonel Lotfi en ce qu'il peut illustrer le profil parfait de l'intellectuel organique. En l'�tat actuel des recherches, il n'y a pas lieu de s'attendre � des informations originales ou des renseignements in�dits sur la vie du colonel Lotfi. La reconstitution de son itin�raire, dans sa globalit� et en d�tail, se poursuit laborieusement. Ce qui est disponible, cependant, notamment, la substance des communications pr�sent�es l'an dernier, ici m�me � Tlemcen, � l'occasion de l'�vocation par l'association Ecolymet du souvenir du d�funt colonel Lotfi, offre, d�j� , une mati�re int�ressante qui illustre, � souhait, la trame de cette trajectoire fulgurante et combien attachante. L'enfance tlemc�nienne du colonel Lotfi et son impact sur la formation de sa personnalit� Trois aspects essentiels de sa vie d'enfance semblent avoir marqu� la personnalit� de Boudghene Benali. Il s'agit, tout d'abord, de son milieu familial, de condition, somme toute, modeste, avec une harmonie parfaite que ne brise m�me pas l'arriv�e impromptue de Hadja Zizette, cette Alsacienne pied-noir, elle-m�me simple employ�e de conciergerie. Cette deuxi�me m�re — convertie � l'islam, faut-il le souligner ? — qui aurait eu, selon les compagnons d'enfance du colonel Lotfi, une influence certaine sur la consolidation de la confiance en soi chez notre h�ros et le renforcement de la dimension moderniste qui s'affirmera dans sa personnalit�. Il s'agit l�, cependant, d'un domaine o�, � l'�vidence, la recherche historique gagnerait � �tre compl�t�e par la psychanalyse. Il y a, naturellement, l'ambiance particuli�re de ce quartier attachant et convivial o� a pass� son enfance Boudghene Benali. Avec beaucoup de chaleur et d'ing�nuit�, Mme Zhor Lemkami d�crit, dans sa communication au colloque consacr� au colonel Lotfi, l'ambiance vivante, chaleureuse et naturelle de la vie de tous les jours dans ce quartier singulier qui s'appelle �l'All�e des Sources�, Al Kala�. Mais Tlemcen, elle-m�me, offre aussi des particularit�s, cette ville o� la vie quotidienne se caract�rise par une certaine cohabitation de bonne intelligence entre communaut�s autochtone et pieds-noirs. Cela n'emp�chait pas, certes, la mythologie nationaliste d'y �tre ressass�e presque � profusion, jusque dans les jeux d'enfant auxquels se livrait notre futur h�ros avec ses camarades de l'�cole Decieux. Le mariage en secondes noces que nous avons d�j� �voqu� du p�re Boudghene avec cette Alsacienne pied-noir suscite presque un drame dans cette famille habitu�e aux coutumes traditionnelles strictes qui se voit oblig�e de prendre le large pour s'installer � Alger. Le jeune Benali supporte mal la tentative d'implantation de la famille Boudghene dans la capitale. Selon le t�moignage de Kheireddine Merad, son parent qu'il rencontre dans la capitale, le jeune Benali d�couvre une nouvelle r�alit�, encore plus marqu�e par l'injustice coloniale et s'aventurant dans les quartiers europ�ens de la capitale �il est frapp� par l'opulence, l'�l�gance des Europ�ens mais surtout, en comparaison, par la d�tresse de ses concitoyens�. Le troisi�me aspect se rapporte, pr�cis�ment, � la personnalit� de base du jeune Boudghene Benali qui se distingue, en effet, � la fois par l'autorit� presque naturelle que lui procure son physique avantageux mais aussi par sa maturit� d'esprit qui transpara�t d�s l'enfance. �Mon fr�re, raconte sa sœur Mme Benammar Khadidja, (avait) le teint clair avec de grands yeux bleus tr�s expressifs et les cheveux ch�tain fonc�, le visage tr�s serein et profond. Il �tait de grande taille, ajoute- t-elle, ce qui lui donnait une allure fi�re et distingu�e �. De m�me, Kheireddine Merad, que nous venons de citer, avait-il remarqu�, lors du s�jour alg�rois, du jeune Boudghene Benali que celui-ci �n'�levait jamais la voix… �tait du genre calme et pacifique�. Ce qui ne l'emp�chait pas de s'imposer alentour, comme le d�crit ce m�me t�moin de l'enfance de notre futur h�ros : �J'ai pu (… )remarquer que dans le commerce de son p�re (� Alger) c'�tait le chef. Il prenait des initiatives, il donnait des ordres mais toujours avec calme et p�dagogie… �, compl�te notre t�moin ce tableau d'enfance. L'adolescent interpell� par les singuliers enseignements du lyc�e franco musulman C'est � juste titre que l'ami d'enfance, probablement le plus proche de Boudghene Benali, Djamal Bereksi Reguig, insiste dans tous ses t�moignages : �Il faut fouiller dans la vie civile de Boudghene Benali, enfant puis adolescent, pour comprendre le colonel Lotfi, chef militaire. C'est le premier qui a fa�onn� le second�. Cette affirmation d'un t�moin privil�gi� est tout � fait plausible. Nous avons d�j� examin� l'impact vraisemblable que l'enfance de Boudghene Benali a produit sur la formation de sa personnalit� de base. Sa p�riode d'adolescence, avec les camarades d'un lyc�e bien particulier, la Medersa ou le lyc�e franco-musulman comme il fut d�nomm� par la suite, la nature et la qualit� des enseignements prodigu�s, les professeurs exceptionnels qui entour�rent de leur attention ces m�dersiens �merveill�s devant les richesses de la civilisation universelle, les lectures �clectiques qu'il partagea avec ses compagnons, tout cela a pes�, en effet, sur le m�rissement de la personnalit� du colonel Lotfi. Une personnalit�, certes romantique, mais, n�anmoins, rationaliste, profond�ment humaniste et solidement impr�gn�e par l'id�al patriotique. Commen�ons par la M�dersa, ce v�ritable melting- pot de couches sociales diverses, ce r�ceptacle du terroir, cette passerelle vers la cit�, ce lieu du savoir, assur�ment �clectique. Eclectique jusqu'� allier harmonieusement romantisme lyrique de la po�sie arabe antique et philosophie rationaliste du si�cle des lumi�res. Attardons-nous un moment sur le syst�me d'enseignement et la p�dagogie en usage � la M�dersa. Nous disposons d'une sympathique reconstitution esquiss�e par le professeur Ali Rebib, ancien m�dersien et compagnon d'�tudes du d�funt colonel Lotfi qui en dit long sur l'�tat d'esprit de l'auteur et de ses camarades m�dersiens : "Nous �tions heureux d'assister, tout ou�e, � l'explication par Si Kaddour Naimi d'une moallaqua de la Djahilia — dite avec beaucoup d'aisance et d'autorit� — avant d'aller l'heure suivante plonger dans le XVII�me si�cle et vivre des situations de personnages de Corneille". C'est, quasiment, une ambiance identique que d�crit l'autre m�dersien, l'a�n� de quelques ann�es, Mostefa Lacheraf �voquant, dans son autobiographie, son passage � la m�dersa d'Alger, appel�e Atha�libiya : ‘'On imagine ais�ment ce que de tels ouvrages, al Qatr et la Alfiya, qui �taient programm�s dans nos �tudes arabes � la Tha�libiyya — servis par l'explication intelligente, circonstanci�e et m�thodique de bons professeurs, — pouvaient produire d'effets durables et globaux pour la connaissance et, davantage encore, la mise en app�tit relative � l'amour d'une langue � travers un faisceau, un ensemble inextricable de r�f�rences et de r�gles touchant, en m�me temps, � la grammaire, � la syntaxe, � la philologie, � la phon�tique, � la litt�rature ancienne, parfois au hadith et au droit compar� des diff�rentes �coles sunnites‘'. Il existe, de toute �vidence, une ambiance m�dersienne qui transcende les clivages de cat�gories sociales et de r�gions physiques puisque la solidarit� vive et p�renne qui s'instaure entre lyc�ens et enseignants n'a cure de ces obstacles artificiels.