Aux quatre points cardinaux, des colonnes de fum�e noir�tre s'�l�vent haut dans le ciel. La for�t br�le. Par cette torride journ�e d'ao�t, elle livre aux passagers un spectacle peu habituel, le spectacle de la d�solation� Les villages, travers�s en coup de vent, font tranquillement la sieste. Car, dehors, il n'y a rien � voir, si ce n'est ces autres colonnes jaun�tres, tourbillonnant dans un ciel bas et d�lav�. Un ciel charg� de cette terrible chose qui p�se sur la nature et les �tres; une stressante tra�n�e nuageuse qui assombrit les horizons et serre les gorges. L'air est irrespirable. On essaye d'ouvrir les fen�tres de la voiture pour se rafra�chir un peu, mais on les referme aussit�t car c'est un v�ritable chalumeau qui vous envoie, en plein visage, des rafales d'enfer. Comme la voiture n'est pas climatis�e, on fait avec en se disant philosophiquement que c'est �a aussi l'�t�! Un �t� qui ne ressemble gu�re � celui v�hicul�e par la t�l�vision alg�rienne beaucoup plus pr�occup�e par la s�duction de l'�migr� que par la recherche de la v�rit� ou, � tout le moins, la restitution d'une r�alit� bien am�re. Cette r�alit�, v�cue par des millions d'Alg�riens, n'a rien � voir avec les cartes postales film�es quotidiennement et qui renvoient les images idylliques des plages au sable d'or nich�es au creux de criques sauvages. Ici, la laideur a �lu domicile une fois pour toutes ! En hiver, ce sont des torrents de boue qui descendent de la montagne pour engloutir les villages � peine sortis de temp�tes de neige meurtri�res. Et en �t�, il y a cette sale poussi�re qui rentre partout et rend la vie impossible! Ne cherchez pas � voir les images de la t�l� alg�rienne dans les rares caf�s ouverts � cette heure-ci. Les quelques clients qui viennent s'�chouer dans ces �tablissements de fortune sont des d�s�uvr�s ou des sans-domicile fixe qui n'ont ni cin�ma, ni biblioth�que, ni salles de jeux, ni cyber-caf�s, ni rien pour tuer ce temps qui les tue � petit feu� Rien, � part Al Jazeera qui forme, � cent � l'heure, des colonnes enti�res d'extr�mistes pr�ts � tout pour b�tir ce monde id�al qui n'existe que dans la t�te des fanatiques. En voyant ces jeunes d�s�uvr�s, le visage rong� par l'ennui, les yeux gonfl�s de r�ves impossibles, mes pens�es ont vagabond� dans le temps pour me d�poser sur les tendres rivages de l'adolescence. Comment occupions-nous nos journ�es estivales? A une �poque o� la t�l�vision n'avait pas p�n�tr� nos territoires et o� la cybern�tique n'existait qu'� travers le seul � et immense � ordinateur implant� � la mine de l'Ouenza, nos distractions n'avaient pas besoin de tous ces gadgets modernes pour remplir leur r�le, � savoir nous occuper et emp�cher l'ennui de nous atteindre. Durant ces longues vacances scolaires d'�t� qui nous rapprochaient de nos familles � on allait � l'internat � l'�ge de 12 ans! �; durant cette longue parenth�se, nous avions d'abord la lecture, une activit� d�daign�e par les jeunes d'aujourd'hui. Nous d�vorions tout : classiques, romans policiers et d'espionnage, hebdos, quotidiens, illustr�s, etc. Comme tout cela revenait cher, nous proc�dions aux �changes de ces tr�sors : mon Paris Match contre ton France Foot ou mon James Hadley Chase contre ton Germinal. Puis, nous nous retirions dans ces vastes chambres prot�g�es de la chaleur ext�rieure par d'immenses murs en pierre, derri�re des volets obligatoirement clos, pour consacrer notre "sieste" � ce plaisir divin et qui devient de plus en plus rare : la lecture. Et puis, il y avait cette formidable �vasion nocturne qui nous emmenait � mille lieues de notre douar poussi�reux; cette magnifique fen�tre ouverte sur le monde qui avait le don de nous transporter, en quelques heures, des canyons de l'Ouest am�ricain sauvage aux jungles p�rilleuses de l'Asie. C'�tait le monde magique du cin�ma! Partout, dans les plus grandes villes, comme dans les plus petits villages, les salles obscures resplendissaient d'une lumi�re unique; elles ne d�semplissaient pas et nous y allions en famille ou entre amis pour savourer et partager ces instants de d�couvertes et de sensations fortes. Certes, les deux salles de mon village � il y eut m�me trois! � �taient rudimentairement �quip�es et avaient pi�tre figure devant les palaces de la ville, mais nous leur trouvions un charme particulier. Nous n'avions ni placeuses, ni esquimaux � l'entracte. Et d'ailleurs, il y avait autant d'entractes que de bobines d'un long m�trage puisque le technicien, utilisant un seul et vieil appareil de projection 16 mm, devait proc�der au changement de ces bobines qui s'achevaient souvent avec une image hachur�e, z�br�e de traits blanch�tres et bouff�e par une �trange intrusion de lumi�res aveuglantes� La salle se soulevait alors dans un chahut indescriptible. Et quand Hammouda tardait � lancer la bobine suivante, s'emm�lant les pattes dans la recherche du bon bout, c'�tait carr�ment la r�volte et l'on n'entendait que cris et sifflements. Un d�tail � m�diter par les jeunes d'aujourd'hui: il n'y avait pas de gros mots ! Non, pas nous, pas devant les adultes ! Une fois, et alors que les spectateurs s'impatientaient de suivre la suite d'une p�tillante histoire hindoue, Hammouda, exc�d�, eut ces mots pour calmer les esprits surchauff�s : �Patience ! C'est pas facile de capter l'Inde� Le cin�ma ouvrait les horizons de nos connaissances qui �taient d�j� assez larges gr�ce au lyc�e. L'enseignement n'�tait pas encore l'otage des "douktours" et de leur discours sectaire. Nous pouvions disserter sur une �uvre de Hitchcock comme le ferait n'importe quel cin�phile am�ricain de notre �ge et nous nous int�ressions � la nouvelle vague fran�aise au m�me titre que n'importe quel Parisien f�ru de septi�me art. Mais nous avions un plus par rapport aux deux : nous pouvions aussi d�cortiquer un chef d'�uvre �gyptien avec une sensibilit� qui nous rapprochait des intellectuels du Caire. Notre milieu social, nos us et coutumes, nos croyances et le socle civilisationnel sur lequel reposait notre vie familiale �taient plus proches de la r�alit� �gyptienne que de celle qui nous faisait face, de l'autre c�t� de la M�diterran�e. Et puis, il y avait notre alg�rianit�, ce sentiment patriotique fort, encore vierge, qui nous arrachait des larmes � la vision de la bataille d'Alger ou du Vent des Aur�s ! C'�tait l'�poque o� l'Alg�rie, sans �tre riche, avait un projet social, beaucoup de volont� dans les tripes et un id�al dans la t�te. Nous pouvions vivre les pires difficult�s, souffrir des plus grandes privations, conna�tre le d�nuement et le sous-�quipement, nous arrivions � supporter tout cela parce que l'�cole nous avait donn� l'essentiel : le vrai savoir, pas celui des charlatans qui croient voir des signes lumineux dans le ciel, pas celui des machines � tuer form�s par une mauvaise interpr�tation de l'islam. L'Alg�rie d'aujourd'hui a perdu toutes ses ambitions. Elle est orpheline d'un projet. Elle se recherche dans les d�dales d'une aventure sans perspectives r�elles appel�e amnistie. Elle n'a plus d'espoir� Elle ressemble � un gosse de riche fier d'exhiber ses 55 milliards de dollars, mais qui n'a pas grand-chose dans la t�te et qui va, in�luctablement, les transformer en projets qui n'am�neront rien de positif � ces familles d�munies et au bord de la famine ! Ces jeunes au cerveau mang� par le discours extr�miste ont perdu l'essentiel : l'espoir. Et �a, c'est le plus moche� Moche comme ce ciel qui va s'�crouler sur nos t�tes avec ses tonnes de poussi�re. En face, le gros tourbillon ressemble � une tornade� M. F. P. S. : Ton dossier a �t� retrouv� � la Cour supr�me. La justice peut suivre son cours. Moi, je ne crois pas en la justice de ce pays. C'est aussi simple que cela : si justice il y avait, beaucoup de ces gros voleurs qui se pavanent dehors seraient � ta place� Mais, cher Moh, rassure- toi, il n'y a rien de beau � voir dehors et si tu regardes la t�l� alg�rienne, ne la crois pas. C'est pas beau du tout et le vent de sable qui ne s'arr�te pas n'arrange pas les choses� M�me la nature s'y met�