On r�cup�re Nadir Azeggagh � Tala-Ighil. On se dirige vers la carri�re ETR, pr�s de Boulimat, que tout le monde continue � appeler la carri�re Lombard. Pour y entrer, � mi-chemin entre la mer et le sommet de la colline, on cahote sur une piste rocailleuse. Lorsqu�on stoppe le moteur, nos cheveux sont couverts de poussi�re blanche. Le chaos de ces poussi�res qui s��l�vent de la carri�re contraste avec la nettet� des couleurs de la mer. Nasser, grosse moustache noire � balai, calot de particules blanches, saute de l�engin qu�il conduisait. - Alors, tu nous accompagnes ? lui demande Nadir. - Non, il n�y a pas assez d�ouvriers pour que je puisse me lib�rer cet apr�s-midi. - Normal, r�torque simplement Nadir. - Vous allez voir un certain Salah de ma part, dit Nasser. Vous le trouverez � c�t� du Souk El Fellah. C�est par l� qu�il habite. Nasser remonte sur son engin. Nous prenons la voiture. Radio-Soummam rediffuse une �mission d�hommages � Ahmed Azeggagh � laquelle Nadir, son cousin, avait particip�. Je m�aper�ois, en �coutant cette cassette, � quel point le jeune homme assis � c�t� du chauffeur parle bien kabyle et combien il tient � le parler. Mustapha, happ� par son volant qu�il tient consciencieusement, regrette, lui, de ne pas savoir le parler. Joindre Toudja, c�est parcourir ce mince ruban d�asphalte qui dessine des courbes montant vers Adrar Aghvalou, nom kabyle de Toudja. Au pont de l�oued Ghir, il faut quitter la route d�Alger et s�engager sur le chemin N�34 qui m�ne � Sigli. Le chemin s��l�ve vite. Il serpente sur les flancs de la montagne. La route n�en finit pas de grimper, de r�tr�cir, de se d�grader. C�est la route des Cr�tes, celle qu�a suivie l�ouvrage romain qui devait faire rentrer l�eau d�Ain Saur � B�ja�a. - Si �a se trouve, cette route est telle qu�elle a �t� laiss�e par les Ponts et Chauss�es coloniaux, d�plore Nadir qui ne l�avait pas prise depuis belle lurette. Elle n�a jamais �t� refaite, en effet. Plus on grimpe, plus la v�g�tation se rar�fie. Des touffes d��pineux affleurent de la roche brune. Nadir remarque : - En hiver, Adrar Aghvalou para�t, vu de B�ja�a, comme un chapeau blanc pos� sur un bonhomme de neige. Apr�s une ultime c�te, on aborde Ifren. Avant le village, des arbres calcin�s. L�endroit est souvent la proie des incendies. Tout r�cemment encore, le feu a frapp�. Quand on entre dans Ifren, huit colonnes romaines vous accueillent comme des gardes monumentaux aux pieds �cart�s d�un mont � l�autre. Ces colonnes, dont l�une est dress�e dans la cour d�une maison, sont les vestiges de l�aqueduc gr�ce auquel les Romains ont commenc�, en l�an 152, � acheminer l�eau de Toudja � Saldae que l�Empereur Antonin le Pieux (r�gne de 138 � 161) dotera de canalisation. L�eau parvenait par un souterrain qu�ils ont du mal � construire � cause d�une erreur de trac�. Retrouv�e � Lamb�se, une st�le raconte les m�saventures du niveleur Nonius Datus, un v�t�ran de la 3e l�gion Augusta, envoy� � Saldae pour rectifier le percement de la montagne dont les galeries creus�es des deux c�t�s � la fois suivaient un cours parall�le au lieu de se rejoindre. Apr�s bien des p�rip�ties, Nonius Danus pousse ce cri de satisfaction : �J�ai achev� l��uvre�. Un souterrain d�une vingtaine de kilom�tres achemine l�eau en ville o� elle se d�versait dans des citernes construites sur les hauteurs. De ces citernes partaient des canalisations vers les fontaines publiques et les citernes priv�es. Au XIXe si�cle, l�ing�nieur fran�ais Beno�t consacre une �tude approfondie � l�eau de la source de Toudja. Il la qualifie de rare en raison de ses qualit�s deux fois mill�naires et de sa teneur en min�raux et oligo-�l�ments. Plus loin dans le village, une st�le blanche est dress�e � la m�moire des moudjahidine de la guerre de Lib�ration. On se trompe de route. Au lieu de prendre � droite, nous allons vers Bouhaten. De la fum�e s��l�ve de derri�re une colline. - C�est encore un incendie ? s�inqui�te Mustapha. - Non, c�est juste une autre carri�re, le rassure Nadir. La route grimpe raide. Puis, elle descend. Pendant un moment nous montons et nous descendons comme sur une montagne russe. Paysage d�sert. Canicule. Et soudain, sortant de nulle part, debout sur un rocher, un vieux monsieur, v�tu d�un bleu de Chine �lim�, coiff� d�un chapeau de paille, semble exposer ses ailes d�Icare aux foudres du soleil. - On lui demande notre chemin, propose Mustapha. - Normal, l�che Nadir. Ce mot, qui veut � la fois tout et rien dire, signifie, en l�occurrence, ce n�est pas la peine. Je comprends que Nadir ne veuille pas demander le chemin. Ce serait comme interrompre une m�ditation. Apr�s d�duction, nous prenons � droite. Le mont Aghvalou fonce sur nous un peu plus � chaque virage. Toudja �tant blotti � ses pieds, la direction est n�cessairement la bonne. Coiffant un tertre, un �difice en pierres ocre dresse vers le ciel la lettre Z de l�alphabet tifinagh, symbole d�amazighit�. Ce monument ne comporte aucune indication �crite. Par le silence et la majest� de sa situation, il plante d�entr�e de jeu l�importance accord�e ici aux questions d�identit�. A A�n Saur, la place du march�, o� la source de Toudja est captur�e dans une sorte de mausol�e, on s�enquiert de Salah. La premi�re personne � qui on demande nous indique le Souk El Fellah. De la place, o� nous attendons un gamin revenir avec Salah, nous sommes dans l�ombre du mont Aghvalou, pain de sucre couleur ardoise, qui nous toise du haut de ses 1317m. Dans le chaos g�ologique qui glisse vers A�n Saur, on devinerait presque le cheminement de l�eau. La fa�ade repeinte en un bleu touar�gue, le Souk el Fellah a �t� converti en �cole de formation pour jeunes filles. N�osant pas s�enqu�rir ouvertement des motifs de notre pr�sence, l��picier proc�de de biais : -Vous venez donc de B�ja�a ? - De plus loin encore, botte en touche Nadir. Un barbu conventionnel, gandoura � rayures et claquettes locales, essaye de capter l�attention des importuns que nous devons �tre � ses yeux. Il parle voix haute � un jeune qui se trouve � l�autre bout de la place. On comprend bien le message. Des jeunes, adoss�s au mur, font la chronique du village dans un kabyle aussi pur que l�eau de la source. Salah arrive, enfin. L�homme porte la soixantaine us�e par le labeur. Barbe de quelques jours, chemise frip�e, il a la placide distance des gens revenus de tout. Il s��tonne de notre demande. Mais il finit par admettre qu�on puisse trouver quelque int�r�t � visiter Toudja. Il commence par nous expliquer que la particularit� locale est naturelle : l�eau est courante 24/24. Ce n�est pas rien ! Mustapha, le chauffeur qui m�accompagne, rompt sa r�serve pour s��tonner que le quartier o� se trouve le caf� dans lequel nous p�n�trons s�appelle Aharrach. Il vient lui-m�me d�El Harrach, une banlieue d�Alger. Et pour parfaire ce qui lui semble une conspiration, dans un poste cassette pos� sur le comptoir gr�sille Ya rayah de Dahmane El Harrachi, version originale. -Avant, la source alimentait les moulins � bl�, dit Salah en d�signant une direction vers la vall�e. On arrive au petit march� qui se tient continuellement � A�n Saur. Des remorques de tracteurs sont remplies de fruits de saison. Des camionnettes d�bordent de tomates, poivrons, pommes de terre. A un angle de la place, un kiosque propose des lunettes de soleil bon march�, toutes sortes de colifichets et des cartes de recharge Djezzy pour t�l�phone portable. Attenant � la source, un mur est tapiss� de pochettes de DVD : La ligne verte, avec Tom Hawks ; La bible Joseph, avec Ben Kingsley ; Cromwell; October 22; Meurtre sur commande; R�sistance � Les murs de l�ancienne mosqu�e sont tavel�s de moisissures. C�est l�effet de l�eau. Toute la grosse robinetterie qui permet de r�guler et de canaliser l�eau de la source est enferm�e dans une d�pendance gard�e comme un coffre-fort. Une grille creus�e dans un mur cr�me. Au-dessus, une main appliqu�e a trac� � la peinture rouge ces lettres en italiques : Source de Toudja. Avec Salah, on entre dans un minuscule r�duit au sol tremp� et aux murs r�sonnant du ronflement du d�bit. Un homme s��chine � placer un jerrican massif sous le charchar qui sort au bas du mur. L�op�ration semblant compliqu�e, il nous c�de la place le temps de puiser un pichet d�eau et de le boire cul sec. J�aurais bu de la Toudja authentique, � la source. Au jour d�aujourd�hui, on ne sait trop ce qu�on nous met dans les bouteilles. La place d�A�n Saur tient lieu aussi de station de taxi et de bus. Devant les roues d�un camion Jal, une enfilade de jerricans de 50 et 100 litres. On le remplit d�eau de Toudja qui, conditionn�e en des formats domestiques, est �coul�e sur le march� parall�le. Des camions, des camionnettes et m�me des conduites int�rieures attendent patiemment d��tre charg�s des jerricans d�eau qui vont alimenter le trabendo hydraulique. Salah, notre guide impromptu, �voque avec nostalgie les oranges d�Aghvalou comme on �voque les palais des Mille et une Nuits : une r�f�rence aux fastes. On se prom�ne � pr�sent dans les all�es qui s�parent les jardins. Partout, comme autant de cornes d�abondance, des citronniers, des n�fliers, des orangers, des figuiers. Juste au-dessous de la source, le jardin est un petit paradis. Il fait penser � l�harmonie et � la fertilit� de ce jardin que n�a pas cess� de d�crire Mohand ou M�hand dans sa m�taphore de l�existence et de l�amour. Partout aussi, l�eau est abondante. Ici, elle sinue dans des rigoles qui irriguent la terre. L�, elle est incarc�r�e dans de gros tuyaux noirs. Dans chaque jardin, on construit des r�servoirs et des bassins. Dans l�un de ces bassins, grand comme une piscine olympique, plein � ras bord, l�eau refl�te la blancheur m�tallique du ciel. Autrefois, l�eau coulait librement. Il n�y avait pas besoin de tous ces tuyaux noirs pour la canaliser chacun pour soi. Aujourd�hui, les propri�t�s sont cl�tur�es et gare aux chapardeurs de fruits. Pour descendre vers la for�t, il faut emprunter ce sentier jalonn� d�oliviers centenaires. Leurs troncs sont comme des sculptures. Le temps artiste aura pass� l��ternit� � tailler la moindre rainure pour composer l�harmonie brune de l��uvre. Paradoxalement, c�est en descendant un peu, en se pla�ant dans une cuvette form�e par le face-�-face entre l�Aghvalou et d�autres monts moins �lev�s, que l�on a le panorama le plus complet des villages �parpill�s sur les flancs de la montagne. D�ici, on voit les bourgs et villages qui forment l�aarch Itoudjen, la tribu de Toudja : A�n Saur bien s�r, mais aussi Bou Berka, Ifren, Zouyat Sidi N�allah, Toudja. On voit aussi, en regardant vers la vall�e, une tache blanche briller dans la v�g�tation. C�est la nouvelle usine de conditionnement de l�eau et des limonades Toudja. Salah, ce natif de l�Aghvalou, qui a grandi avec la musique de la source cognant sur la pierre, n�est s�r que de ceci : pour �tre bonne, l�eau de source doit couler naturellement. Elle ne doit toucher � aucune canalisation.