On ne sert plus rien au caf�, place de Ticherahine. Le cafetier attend que les derniers consommateurs finissent leurs tasses pour qu�il aille � la djanaza. Quelqu�un du village va �tre enterr�. C�est un jeune qui est mort dans un accident de voiture. J�entends un voisin de table maugr�er dans sa barbe contre la passion de la vitesse qui finit souvent dans de telles trag�dies. Il rappelle les d�c�s d�autres jeunes du coin, dans les m�mes conditions. Le monument aux chouhada s�encadre dans la fen�tre. Une st�le d�di�e � un jeune tomb� lors du Printemps noir est dress�e � c�t�. En face, il y a la poste, et le poste de la garde communale. Ticherahine, c�est le centre-ville de Beni Brahim. A droite, le hameau de Chouf m�rite bien son nom de poste de garde : des maisons en brique de terre camoufl�es sur une �minence de la m�me teinte. Kouba r�vasse sur une colline. Ce caf� est le point de rep�re que m�a donn� Abdelhak. Il habite � Alger depuis longtemps. Enfant, il quitte le village avec sa famille, apr�s la mort de son p�re au combat pour l�ind�pendance. Mais Abdelhak n�a jamais coup� les amarres. Il est toujours revenu �au bled�. Ces derni�res ann�es, il a entrepris d�y construire une petite maison. Il l�a �difi�e quasiment de ses mains. Dans le jardin, il a fait pousser un olivier et trois grenadiers. Une treille court d�un coin � l�autre. Il arrive devant le caf� au moment o� j�expliquais � Mustapha, en regardant ces plateaux interrompus par des crevasses, ces ravins qui coupent des terres chiches, ces monts aux d�coupures abruptes, ces paysages �pres, durs, combien la nature est diversifi�e en Kabylie. La luxuriance v�g�tale des Babors et du Djurdjura contraste avec ces paysages des Bibans faits de collines pel�es, de roches calcin�es, de v�g�tation malingre, d�arbres squelettiques. On passe cinq minutes chez Abdelhak � Asfour, en contrebas de Ticherahine. Sa maison tient l��quilibre sur un flanc de ravin � partir duquel la vue sur le plateau s�offre comme une vapeur grise emplissant les b�ances du moutonnement collinaire. Entre deux collines, il essaye de me situer Mguerba. Ce village est une enclave arabophone dans la kabylophonie environnante. Il me montre, comme un point dans le vide, l�endroit suppos� abriter le mausol�e de Sid Ali, deuxi�me du nom, un ouali mort il y a deux ou trois ans, qui avait une r�putation de redoutable jeteur de sort. Une l�gende lui attribue l�aura de saintet� d�s le berceau. Un matin, sa m�re posa dans un coin de la maison le couffin dans lequel il �tait lang� de hardes. Quelle ne fut sa surprise de ne pas retrouver le couffin. Le b�b� avait disparu. Des ann�es apr�s, elle s�adonna, un autre matin, au balayage de la maison apr�s quoi elle retrouva le b�b� exactement � la place d�o� il s��tait volatilis�. Mais il �tait dans un berceau luxueux, emmitoufl� de coton. Depuis, Sid Ali, comme son grand-p�re �ponyme, est aur�ol� de charisme. Nous montons un peu plus haut dans le village. Le quartier est une succession de maisons chevauchant une ar�te montagneuse. Le repas de mariage, auquel Abdelhak nous convie, est servi dans un garage qui sent encore la peinture fra�che. Des convives boivent la chorba en discutant en kabyle. Le repas auquel seront convi�s tous les habitants du village aura lieu demain. Celui auquel nous sommes admis r�unit juste des membres de la famille. C�est un �migr� qui f�te les noces de sa fille. L�aridit� des terres explique qu�une grande partie des gens de Beni Brahim ait quitt� le pays pour trouver du travail � S�tif, � Alger et, plus nombreux, en France. A M�nilemontant, dans le 20�me arrondissement de Paris, beaucoup de caf�s remplacent la place du village pour les travailleurs originaires de Beni Brahim. Abdelhak tient � nous faire faire un saut � Beni Ouartilane. J�ai une pens�e pour Abdelhamid Benzine que j�ai eu la chance, un jour, d�entendre raconter comment, jeune militant du PPA, il sillonnait toute la r�gion pour porter la parole des militants de l�ind�pendance, au sortir du massacre de 1945. Nous prenons dans l�autre sens le chemin qui rejoint la route de Beni Ouartilane. A gauche, le feu a calcin� le peu d�arbres qui a pouss� dans la rocaille. Dans la voiture, Abdelhak me raconte l�histoire de son aarch, Ath Aoudhih. L�anc�tre, qui a plant� la souche � Beni Brahim, viendrait de la r�gion d�Azazga, dans le Djurdjura, d�o� il a �t� chass� par sa tribu pour avoir enfreint le code. De la femme qu�il prit ici, il eut sept gar�ons. En grandissant, ces derniers acqui�rent une r�putation de durs � cuire, semant la terreur dans la contr�e de Beni Brahim. Un jour de march�, les habitants des douars, exc�d�s par la loi du plus fort qu�ils pratiquaient impun�ment, d�cid�rent de les ch�tier. Arm�s de gourdins, de pioches, de couteaux, ils se jet�rent sur les sept fr�res. Six d�entre eux sont tu�s sur le coup. Le septi�me, qui se trouve �tre le plus jeune, a le temps d�enfourcher son cheval et de cavaler vers le salut du fort que le p�re avait �rig� comme demeure inexpugnable. Mais, pr�occup� d��chapper � ses poursuivants, il oublie que la porte est trop basse pour qu�il puisse entrer dans le fort juch� sur un cheval. Il prend le linteau de bois sur le cr�ne et s��croule. Le septi�me gar�on d�Aoudhih meurt, et avec lui, le nom. Mais trois mois apr�s sa mort, son �pouse d�couvre qu�elle est enceinte d�un gar�on. On le baptisera Aoudhih, comme son grand-p�re, et il ressuscitera le nom. Ath Aoudhih descendent de lui. La route de Beni Ouartilane est bord�e, � un moment, d�une for�t de pins. C�est encore un �migr� qui a eu l�id�e de construire une cabane dans les arbres. Les mari�s viennent s�y faire prendre en photo comme devant un monument ou un mausol�e. Beni Ouartilane est une rue courbe que traverse une route. Presque de partout, on voit Azrou Iaflane, le rocher perc�, ce mont dans lequel la nature a creus� un trou. Le caf� o� nous nous posons est mitoyen de l�h�tel qui appartient � Bouseksou, l�oncle de l�ami Abdelkrim. Beaucoup de choses, ici, lui appartiennent, semble-t-il. On parle de ce travailleur �migr� qui a fait fortune et est revenu investir chez lui. Les gens d�ici ne manquent pas de dire combien il est toujours pr�t � aider les pauvres et � faire des dons aux collectivit�s. En face, les fa�ades de l�APC et de l�h�tel des Imp�ts gardent les traces de feu du Printemps noir. On a r�ussi, ici, ce qui ne l�a pas �t� � Beni Brahim. La presse avait rapport� cet �pisode tragi-comique. Lors des l�gislatives de 2002, des policiers �taient venus pour commettre la provocation de br�ler la mairie de Beni Brahim. Mais ils trouv�rent sur leur chemin les habitants, d�cid�s � ne pas laisser la provocation se commettre. Les �chauffour�es sont sanglantes. Il y aura un mort et trois bless�s. Un officier de police dit alors : �On d�pose les armes et on se bat � mains nues�. Un homme sort de la foule et r�torque au policier : �Pour tous les autres, je te prends en individuel.� Les deux hommes se battent apr�s quoi les policiers s�en vont sans avoir br�l� la mairie. Nous revenons � Beni Brahim. Nous repassons en bas de Chouf. Thilatiouine, le village de Chami Chemini, est sur une autre butte. Les maisons anciennes sont construites avec des pierres ramen�es � dos de mulet depuis la carri�re de Bou Tablatine. Pour aller � It Achache, on passe Chorfa et on longe Tamurt l�plane, le pays du plan, une succession de banquettes con�ues par l�administration coloniale comme un plan de culture du dernier quart d�heure, quand la guerre est devenue irr�versible. A It Ichache, l��picier nous r�pond que Bouhou serait, � son avis, � Tajma�t. Bouhou, c�est le petit nom de Mohand El Ayati, un ma�on qui conna�t parfaitement la r�gion. Nous finissons par le trouver au pied d�un mur. Il nous emm�ne � It Hafed. C��tait le fief du fameux capitaine Oudry, � la t�te du commandement de la r�gion. Les habitants des douars y venaient pour se faire d�livrer le laissez-passer pour aller d�un village � l�autre. La r�gion a beaucoup souffert de la pr�sence militaire fran�aise. Abdelhak se souvient qu�une nuit, des hommes arm�s passent dans les villages. Son p�re va au-devant d�eux. Celui qui semblait en �tre le chef passe la main dans les cheveux de l�enfant. C��tait le colonel Amirouche. La r�pression coloniale �tait effarante. �Sans autorisation, tu ne pouvais pas quitter le village ne serait-ce que pour cueillir des glands�, se souvient Bouhou. It Hafid, c�est une butte calcin�e envahie de cactus. Le hameau serait connu pour la prolif�ration du karmous, la figue de Barbarie. On imagine, dans ce d�cor poussi�reux de solitude de la roche, les barbel�s du capitaine Oudry. A un moment, nous tombons en arr�t devant un engin jamais vu. Sahabi Lahc�ne, un commer�ant de 36 ans, en avait assez de transporter ses pommes de terre sur une charrette � traction animale. Comme il n�avait pas les moyens d�acqu�rir une camionnette, il a construit sa voiture. Moteur et ch�ssis de 403. L�ensemble pr�sente l�apparence d�une jeep. Dans le village construit sans colonne vert�brale, axxam el qabtan, la maison du capitaine, en fait le quartier g�n�ral de l�arm�e fran�aise, jouxte el habs, une maison transform�e en ge�les o� la pratique de la torture n��tait un secret pour personne. Nous faisons un tour � Kouba. Ce hameau, qui coiffe un c�ne de terre au-dessus de Beni Brahim, a gard� l�aspect terreux de ces vieilles maisons kabyles d�fiant les lois de la sym�trie. A partir du raidillon qui conduit au village, on embrasse la terre d�charn�e et brune et la roche calcin�e qui composent comme une toile de peintre m�lancolique.