Il y a d�cid�ment dans les r�pressions comme une terrible impuissance. A l'heure o� je retrouve mes lecteurs du Matin gr�ce � la formidable hospitalit� de mes camarades du Soir d'Alg�rie dont je vais devoir user sans peur d'en abuser, � cette heure de retrouvailles �mouvantes apr�s deux ann�es d'emprisonnement arbitraire, il me revient ces mots de Camus �prouv�s par le temps, le sang et le triomphe des id�es : �Une police, � moins de g�n�raliser la terreur, n'a jamais pu r�soudre les probl�mes pos�s par l'opposition.� Le prix Nobel est mort avant d'avoir pu v�rifier que de la terre alg�rienne qui lui a valu d'�ternelles controverses, a jailli, un jour de juillet 1962, le bien-fond� d'une si �l�mentaire et si profonde pens�e. En revanche, Abdelaziz Bouteflika et Yazid Zerhouni, qui ne d�sesp�rent pas, un demi-si�cle apr�s Massu, de r�duire les indocilit�s sociales et politiques par le gourdin et les tribunaux, apprennent, un peu tard mais avec tout le b�n�fice de l'�ge, que de ce c�t�-ci de la M�diterran�e, il n'est pas rare de voir un esprit r�calcitrant, un syndicaliste rebelle ou une plume t�tue se relever intact de leurs barbaries, de leurs prisons comme de leurs chantages. La le�on doit �tre particuli�rement singuli�re pour le ministre de l'Int�rieur, p�re de l'historique appel de Djelfa, percepteur intransigeant des petites et grandes factures, et qui d�couvre, � sa grande surprise, qu'on peut �payer� sans forc�ment ruiner sa dignit� et sans dilapider ses principes. C'est ainsi que cet �t� 2006 a marqu� la d�faite magistrale du r�gime de Bouteflika dans sa guerre de trois ans contre la presse libre. Comment, en effet, pour reprendre Camus, �g�n�raliser la terreur� contre un corps qui r�siste, une id�e qui survit aux s�vices et contre des journalistes habit�s par l'obsession de ne garder que le meilleur de ceux qui les ont pr�c�d�s ? Comment �g�n�raliser la terreur� contre sa propre presse sans passer, aux yeux de l'opinion internationale, pour un Bokassa, ce qui est pour le moins handicapant quand on aspire � la reconnaissance mondiale et au Nobel de la paix ? J'ai beaucoup r�fl�chi, en prison, � la solitude des dictateurs pi�g�s par l'insoutenable glissement du temps et les fatales mutations des esprits. Oui, chez nous, regardons bien, chez nous aussi, en d�pit des apparences, la peur recule, la peur s'efface devant le devoir de dire, la peur est terrass�e par la majestueuse obligation de vivre. Nous ne sommes plus dans les perplexit�s d'avril 2004 quand l'air �tait � se taire ou � philosopher avec son bourreau. Le pouvoir de Bouteflika a failli jusque dans ses ridicules tentatives de substituer la presse libre alg�rienne par des journaux obs�quieux confi�s � des auxiliaires de police et � des lutins endimanch�s qui se voyaient consuls de Vichy mais qui, pour n'avoir m�me pas eu le talent de renouveler le vocabulaire de la servilit�, terminent tristement une course d�shonorante, rendant piteusement des armes qu'ils n'ont jamais su utiliser. Il y a des �poques, comme �a, qui signifient leur tr�pas anticip� aux larbinismes ordinaires et il m'afflige de constater qu'il subsiste chez certains de mes amis journalistes et dirigeants de journaux le r�flexe d�risoire de penser � l'armistice quand l'heure est � profiter de la victoire. Quand elles en arrivent � se prolonger au-del� d'une limite justifi�e par le concours des impr�visibilit�s, les connivences deviennent trahisons et les silences la forme la plus d�testable des complicit�s. Il est impardonnable pour un journaliste traversant l'�poque de ne pas partager avec le citoyen �prouv� les interrogations intimes de l'Alg�rie de 2006 livr�e � la truanderie politique et de s'abandonner dans des d�bats de diversion ou � la stricte collecte des pages de publicit�. Des Alg�riens, au prix de leur libert�, nous ont invit�s, ces deux derni�res ann�es, � reprendre go�t � la dignit�, � refaire connaissance avec nous-m�mes, � renoncer aux carri�res des serpilli�res, � r�fl�chir, beaucoup r�fl�chir, de fa�on autonome, sans se soucier de l'humeur des gouvernants, de leur ulc�re ou de leur d�claration de patrimoine falsifi�e. Ils ont pos� les questions de fond : le projet de soci�t� �mancip� � la fois de l'islamisme et du r�gime policier et fraudeur ; la sauvegarde des libert�s et du pluralisme ; la distribution �quitable des richesses dans un pays o� des citoyens en sont r�duits � faire les poubelles. Ils ont hurl�, on ne les a pas toujours entendus, mais leur cri a d�chir� la toile des hypocrisies et des l�chet�s. Je pense � ces enseignants et � ces m�decins courageux priv�s de leurs passeports par une justice aux ordres et qui persistent, n�anmoins, � revendiquer le droit � une vie d�cente, � une �cole et � une m�decine modernes. Je pense � ces hommes perdus dans les campagnes qui gardent l'arme � la main pour emp�cher le r�gne m�di�val des islamistes arm�s, aux mouvements citoyens qui survivent, de Tkout � Labiod-Sidi- Cheikh en passant par Tizi- Ouzou, aux ge�les et � l'indiff�rence, ou � ces syndicats autonomes qui persistent � revendiquer, pour les gosses de ce pays, la plus grosse part des richesses nationales. On peut penser que ces hommes et ces femmes, dans l'Alg�rie de 2006 o� on abdique volontiers sa fiert� au pied d'une villa ou d'une limousine, livrent un combat douteux contre les �v�nements massifs et difformes de notre temps. Il reste que par l'opini�tret� de leurs refus, ils r�affirment, au cours de notre �poque insaisissable, contre les nouveaux chiens de garde, contre les gorges muettes, contre les machiav�liens, contre le veau d'or du r�alisme, l'existence d'une pens�e libre et autonome, peut-�tre m�me l'�bauche d'une authentique soci�t� civile, disqualifiant, du coup, les t�tes vertueuses et les hommes politiques qui croyaient en d�tenir la paternit� absolue. Leur m�rite historique sera, sans doute, dans une p�riode nationale d'opacit� et d'abdication des �lites, plus que d'avoir revendiqu� des droits, celui d'avoir formul� des alternatives sociales et politiques � la place de ceux qui devaient le faire. D'avoir, en quelque sorte, occup� la place vacante de protagoniste ind�pendant face � un Etat d�faillant dans tous les grands projets qui d�terminent l'avenir de la nation, mais qui s'obstine � vouloir contr�ler la vie et l'esprit des Alg�riens et � imposer le silence et la stagnation. Une autre Alg�rie est en train de na�tre depuis avril 2004. Il faut rejoindre son combat. Nous avons assez compt� le temps qui nous s�parait d'un d�sespoir ultime qui justifierait nos capitulations. De gr�ce, r�veillons-nous ! A quelques mois d'un r�f�rendum qui consacrerait l'autocratie dans le pays de Novembre, en plein concubinage mortel entre les islamistes et le pouvoir de Bouteflika, les intellectuels, les artistes, les �crivains, les t�nors politiques, se taisent, subitement d�pourvus de ce sens de la r�plique qui a fait leur r�putation. Que fait Sa�d Sadi, que fait l'opposition, a-ton coutume d'entendre. Mais que faisons-nous, nous les journalistes, que fait, � la m�me heure, Yasmina Khadra dont on se r�jouit d'un prestige international tout � fait m�rit� mais qui attend d'�tre mis au service des obscurit�s alg�riennes ? Que fait le pourtant perspicace Boudjedra, que fait le brillant Sansal dont on se rappelle qu'il nous invitait dans son dernier opuscule � dire notre mot mais dont on attend toujours qu'il donne un percutant exemple ? A quoi pensent nos grands cin�astes, nos c�l�bres com�diens, nos chanteurs ? Faut-il se r�signer � ne comptabiliser que des destins individuels et � d�sesp�rer de voir rena�tre Kateb Yacine, d'avoir un jour, sur cette terre des Gabriel Garcia Marquez, des Naguib Mahfouz ou des Youcef Chahine qui ont fait offrande de leur renomm�e � la vie de leurs peuples respectifs ? Qui d�noncera, � la face du monde, les concussions criminelles entre le pouvoir et l'islamisme, les d�rives mafieuses du r�gime, la mont�e de la pr�carit� sociale, le recul de l'enseignement et de la recherche qui appauvrissent notre pays, qui d�noncera la faillite g�n�rale du pouvoir ? Va-t-on assister, impuissants, � une d�gradante r�vision constitutionnelle con�ue sur mesure pour un monarque, sans tenter d'y faire �chec ? Qui va �tre la voix de ceux qui n'en ont pas ? Je n'ai pas la pr�tention d'ouvrir le d�bat sartrien sur le r�le de l'intellectuel libre, mais nous ne pouvons nier que nous sommes absents des grands d�bats alg�riens, apathiques, satisfaits d'en laisser le monopole aux pr�varicateurs politiques et aux opportunistes, quand ce n'est pas nous qui sommes, parfois, gagn�s par la fi�vre de l'opportunisme. Nous sommes dans des flottements injustifiables et dans des peurs d�mod�es. Nous ne sommes pourtant plus en avril 2004 ! Sortez pour v�rifier ! Le pouvoir s'aper�oit que le foss� qui le s�pare de la soci�t� n'a jamais �t� aussi grand. Il n'a ni les moyens ni l'homog�n�it� pour �g�n�raliser la terreur�. Si j'osais, je sugg�rerais � mes amis de faire de cette rentr�e celle de belles r�solutions faciles � tenir. Apporter, par exemple, son soutien � l'enseignant syndicaliste Redouane Osmane en assistant � son proc�s le 2 octobre � Alger ; faire conna�tre le livre de Boualem Sansal, interdit par le pouvoir, en le photocopiant ou en le balan�ant sur Internet ; faire des veill�es du Ramadhan des moments de d�bat sur la r�vision constitutionnelle et, pour les plus audacieux, publier leur avis dans les journaux alg�riens qui restent malgr� tout debout ; signer les prochaines p�titions revendiquant l'ouverture de l'audiovisuel et la d�p�nalisation des d�lits de presse ; accompagner les familles victimes du terrorisme, un dimanche par mois, dans leur sit-in devant le Palais du gouvernement. Le reste viendra. In�luctablement.