Un film. C'est avec �a que j'ai rempli, cette semaine, mon espace mental. J'ai voulu me divertir, m'�vader de cette foutue r�alit� magmatique, toute filandreuse, illisible, qui ne laisse rien saisir de ses desseins. Et voil� que je re�ois ce film comme une brise qui te r�veille de l'endormissement qui te guette. A force d'appuyer la t�te contre la vitre, tu y fais entrer tout le ronronnement de la maison, voyons ! Ce film s'intitule sobrement Lettre � ma s�ur. Habiba Djahnine l'a r�alis�, avec des bouts de ficelles, en hommage � sa s�ur Nabila. Architecte, pr�sidente de l'association Tighri n'Tmettuth ( Cri de femme), Nabila Djahnine est assassin�e le 15 f�vrier 1995 � Tizi-Ouzou. Elle avait trente ans, un sourire et une combativit� � damner les adorateurs de la mort. Si jeune, elle d�clinait d�j� un pass� de luttes � t'en boucher un coin. Tr�s t�t, c'est-�-dire d�s 1984, elle se m�le aux mobilisations contre le code de la famille, se battant pour un statut juridique et social garantissant � la femme ses droits. Elle est tour � tour animatrice de cin�-club � B�ja�a, puis membre du MCB (Commissions nationales), membre fondatrice du Syndicat national des �tudiants alg�riens autonome et d�mocratique, militante du Parti socialiste des travailleurs ( PST). Une �nergie et un courage vou�s � la prise de conscience alentour ! Cet attentat a chang� la vie de tous ses proches. Le p�re, Allaoua Djahnine, lui-m�me militant tremp�, d�c�de en 1997. Le chagrin n'a jamais voulu passer. Soraya, la s�ur a�n�e, confie dans le film que, depuis la mort de Nabila, �les parents ne vivaient plus, il ne leur restait plus qu'� attendre leur mort�. Les autres membres de la famille se dispersent. Habiba Djahnine, ellem�me militante, prend le chemin de l'exil. Tr�s li�e � Nabila, Habiba, qui taquine la muse pour dire justement cette douleur lucide (elle est l'auteure d'un recueil de po�sie Outre- Mort aux �ditions El Ghazali � Alger), est sous le choc. Pendant neuf ans, il lui est impossible de revenir sur les lieux du drame. En 1999, cherchant � faire un deuil qui ne veut pas se faire, elle commence � �crire ce qui se s�dimentera dans le film. Elle a entre les mains une lettre que Nabila lui avait envoy�e en 1994, quelque temps avant l'attentat qui allait lui co�ter la vie. Habiba re�oit cette lettre � Timimoun, une ville du Sahara alg�rien, o� elle est all�e prendre un peu de recul. Lorsqu'elle revient � Tizi-Ouzou, Habiba r�alise que le film qu'elle a envie de faire est la r�ponse diff�r�e � cette lettre dont chaque mot l'habite et r�sonne comme un tourment et un motif pour continuer le combat, audel� du slogan. Du reste, tout dans ce film �uvre � contrarier, � contredire la culture du slogan et celle de la victimisation, malheureusement si r�pandue. Le r�sultat est donc cette Lettre � ma s�ur, 78 minutes d'�motion, mais d'�motion sobre, questionneuse, d�rangeante m�me. Nous ne sommes pas dans ces d�marches standardis�es depuis le d�but des violences en Alg�rie qui consistent � d�signer deux groupes bien distincts, protagonistes sans �quivoque d'un affrontement clair autour de projets de soci�t� livr�s au d�bat public, et � d�limiter les confins de l'un et de l'autre � l'aide de ce manich�isme si commode. Dans un langage simple parce que prouver n'est pas son but, le film met le doigt sur la complexit� de la situation, l'intrication � la fois des instances et des acteurs. Il privil�gie les questions aux r�ponses, le doute aux certitudes. Il n'est pas question, dans ce film, de donner la parole � des porte-parole de qui que ce soit ou de quoi que ce soit, habiles � d�m�ler le vrai du faux. Pas plus que de d�layer la douleur comme un argument pour faire passer un projet. Habiba Djahnine revient donc sur les lieux de lutte de sa s�ur. Elle dialogue avec les membres de sa famille, avec les camarades des diff�rents combats qu'elle a men�s. On entend des vieilles femmes kabyles, qui ont connu Nabila, chanter � au sens propre du terme, dans un achawak � donner la chair de poule � son don de soi aux plus d�savantag�s, cette forme d'h�ro�sme aux temps de l'individualisme. On comprend que tous ces jeunes des villages ou de Tizi, qui mettent avec humilit� leur r�volte individuelle et anonyme dans le creuset d'un grondement collectif, construisent avec une parole du quotidien, sans appr�ts, brute de d�coffrage, une analyse qui se dresse, sans le vouloir peut-�tre, comme une digue contre la tentation des simplifications. A travers la mort brutale de Nabila, c'est sur celle d'un type de discours sur l'Alg�rie que Habiba Djahnine nous invite � m�diter. Le questionnement, qui traverse ce film de la force de l'humilit�, n'�pargne pas le saint du saint : que faire de cette douleur qui nous taraude ? Doit-on l'emballer comme du savon et la vendre sur le march� des �motions ? Est-on condamn� � s'y enfermer comme dans un ghetto castrateur ? A l'heure d'une r�conciliation qui est l'autre nom de la victoire des islamo-conservateursmaffieux sur la soci�t� civile, la question pos�e par une des proches de Nabila Djahnine est d'une terrible acuit� : �Pourquoi�. Pourquoi, pourquoi Nabila Djahnine a-t-elle �t� assassin�e ? R�ponds et je te donne le Prix Nabila de la paix ! A. M.