Il fut, avec Frantz Fanon, l�un des deux hommes � avoir port� des regards p�n�trants sur la soci�t� alg�rienne. Il faudrait plus qu�un article de presse pour restituer le cheminement de Lacheraf, sa jeunesse, sa formation, ses rencontres, la construction de son engagement politique dans le mouvement nationaliste en parall�le d�un travail d�historien et d�intellectuel exceptionnellement novateur. Il faut revenir aux circonstances et aux conditions de son �poque pour mesurer la profondeur de son travail. Donnons en une seule indication : alors que la conception dominante d��criture de l�histoire � l��poque de sa jeunesse �tait de rapporter les �v�nements politiques et militaires, faisant des g�n�raux, des rois, des pr�sidents et des ministres les seuls producteurs de l�histoire, Lacheraf s�int�ressera avec une passion et un talent hors du commun aux mouvements qui agitent la soci�t� dans ses profondeurs, aux r�sistances multiformes de la soci�t� alg�rienne qui pr�pareront le grand �v�nement du 1er Novembre. Il le fait en toute conscience puisque avec Mohamed-Ch�rif Sahli, son a�n�, ils avaient �nonc� l�urgence d�une d�colonisation de l��criture de l�histoire. Il passera � l�acte avec son patient travail de d�construction du travail des historiens fran�ais pour retrouver derri�re les mat�riaux disponibles les facteurs sociaux, culturels, �conomiques, militaires en �uvre dans une r�sistance alg�rienne obstin�e, incessante, multiforme au projet colonial. Cet approfondissement des questions de la conqu�te et de la r�sistance le portera tr�s t�t ou tr�s vite � s�int�resser � la soci�t� alg�rienne, � son fonctionnement, � ses capacit�s de cr�er des m�canismes de survie et de reproduction, observant combien cette lutte implacable l��puisait, la poussait vers ses derniers retranchements, ses plus profonds arch�types, sans qu�elle c�de malgr� les carences qu�elle allait vivre dans cet affrontement. Cette exigence de d�colonisation de l�histoire le poussera � sortir des fronti�res acad�miques de cette discipline, � en renouveler l��pist�m�, � se saisir de tous les domaines de la connaissance : sociologie, psychologie, anthropologie culturelle, �conomie ; bref , toutes les disciplines qui �clairaient les ph�nom�nes sociaux et permettaient de les lire. Rien dans les fr�missements de la soci�t� n��chappait plus � son observation de la r�sistance autour de la terre � la r�activation des repr�sentations culturelles. Il nous am�nera sur le champ passionnant des luttes parcellaires, locales, sectorielles qui succ�deront � la d�faite des proto- Etats que furent les grandes conf�d�rations de tribus sous la conduite de l��mir Abdelkader, du cheikh Bouamama, de Boumezrag ou des cheikhs Ahhadad et El Mokrani. C�est une toute nouvelle conception historique qui, en elle-m�me, est une expression de cette r�sistance. Ce sont ces r�sistances qui pr�pareront le 1er Novembre et Lacheraf r�sumera le succ�s du PPA/MTLD et ce long processus historique multiforme par cette formule �le nationalisme a offert une issue id�ologique� aux luttes locales et parcellaires comme si la soci�t� �tait en attente d�une unification. Aborder le champ de l�histoire sous cet angle confronte � des difficult�s inou�es. Difficult�s �pist�mologiques d�abord. Surtout pour un militant, le penseur est dans cette soci�t� qu�il analyse et r�fl�chit et Lacheraf fera le constant effort de se distancier de sa subjectivit� pour ne pas tomber dans le travers de l��criture anti-coloniale. Il ne s�agissait pas pour lui d�opposer au mythe colonial un mythe anti-colonial mais de produire une connaissance. Dans l�acte m�me de son �criture, il produisait un effort de distanciation, de neutralit� � son objet, la soci�t� et l�histoire d�Alg�rie, dont il restait � la fois un acteur et �l�ment. Cela s�est traduit par cette �criture exigeante, �labor�e, complexe, constamment en red�finition et en r�-identification de son objet. Son �criture est aussi complexe que ce qu�il �tudie. Elle reste un exemple de vigilance �pist�mologique appliqu�e aux sciences sociales. Cet int�r�t passionn� pour la soci�t� indique aussi pourquoi le plus grand historien de la R�volution en marche et qui en fut un acteur au plus haut niveau partageant la prison de quelques-uns des chefs historiques de la guerre de Lib�ration fut constamment pouss� � la marge par l�Etat alg�rien qu�il a aid� � na�tre. Il faut revenir aux circonstances de sa jeunesse et des d�bats qui agitaient le monde politique alg�rien de l��poque. Mostefa Lacheraf appartient au courant du PPA/MTLD. Entre les islahistes (le terme r�formiste est la plus mauvaise traduction de islahiste) du mouvement des oul�mas et de Ferhat Abbas et le PPA MTLD existe une divergence fondamentale dans la pens�e politique. D�s les ann�e 30, le courant islahiste postule que la restauration de la soci�t� par l��ducation, l�instruction, la sortie de l�obscurantisme, etc. m�nera au recouvrement de la souverainet� nationale et � la renaissance ou naissance d�un Etat alg�rien. En partie, nous pouvons rattacher l�action du PCA � ce postulat. Pour le PPA/MTLD, c�est au contraire la restauration d�un Etat national qui permettra de mener ces r�formes. Le courant auquel appartient Lacheraf se soucie de l�Etat pas de la soci�t� et son concept politique fondamental est celui du peuple. Or, tout dans son travail personnel mettait en avant la soci�t�, ses probl�mes, ses carences, ses besoins. Les dirigeants alg�riens avaient l�obsession de l�Etat. Il n�avait que le souci de la soci�t�. En cela il fut, lui, un homme politique capable de voir non seulement l�instant, mais l�encha�nement de cet instant aux maillons qui l�ont proc�d� et qui l�expliquent. Le pouvoir en bloc et par instinct avait compris que ce grand intellectuel, par qui on comprendra leur propre histoire, �tait sur un autre registre de pens�e et d�engagement. Tout sera fait pour l��carter de l�exercice du pouvoir et �courter son passage � l��ducation nationale. Selon la formule de Moussaoui, il �tait le contre-mod�le du personnel politique. Entretemps, l�Etat national restaur� n�a men� aucune des r�formes n�cessaires. C�est encore dans les textes de Lacheraf que nous en trouverons quelques raisons.