La r�cente parution, il y a un mois, du livre de Mahmoud Hussein Al- Sira : le Proph�te de l�Islam racont� par ses compagnons (*), a �t� unanimement, et � juste titre d�ailleurs, salu�e par la critique comme un �v�nement �ditorial majeur. Il s�agit du second et dernier tome d�une �uvre colossale de reconstitution de la vie du Proph�te � b�ni soit-il � qui fixe une p�riode charni�re s��talant de 622, ann�e de l�H�gire, o� il s��tablit avec les siens � M�dine, jusqu�en 632, ann�e de sa mort. La �compilation couvre une p�riode charni�re dans l�unification des grandes tribus d�Arabie sous la banni�re de l�Islam. Pour ceux qui ne le savent pas, Mahmoud Hussein est un pseudonyme commun � deux intellectuels �gyptiens, Bahgat Elnadi et Adel Rifaat, deux politologues qui ont publi� ensemble des ouvrages qui ont fait date dans la vie de l�intelligentsia nationaliste arabe des ann�es 70. On leur doit, notamment, La lutte des classes en Egypte, paru chez Masp�ro en 1969. La nouvelle aventure intellectuelle de Mahmoud Hussein est autrement plus p�rilleuse. Ils se r�approprient l�une des trois sources de l�Islam, Al-Sira (c'est-�-dire les Chroniques ou les t�moignages de contemporains du Proph�te sur ses faits et gestes) dans une d�marche chronologiquement et g�ographiquement jalonn�e repla�ant dans une continuit� rep�rable la plupart des grands �v�nements auxquels se rapportent ces chroniques. L�essai est d�autant plus m�ritoire que cette dimension fondatrice de l�imaginaire musulman a �t� l�objet �d��carts entre les faits et les textes, d�impr�cisions, d�erreurs de perspective et m�me de distorsions volontaires�. Jusque-l� r�serv� � une minorit� de clercs, �qui l�utilisent trop souvent � des fins partisanes�, parce que r�dig� dans une langue relativement archa�que, le corpus originel de la Sira est accessible �par bribes, le plus souvent extraites de leur contexte, tronqu�es, voire carr�ment r�invent�es �. Il en est de m�me des Hadiths, les Dits du Proph�te qui consignent ses propos personnels et qui ont fait dire � Khadafi, dans un de ses moments de lucidit� : �Lorsque le m�me Proph�te dit : �Raison et religion font d�faut � A�cha�, puis �Apprenez la moiti� de votre religion de la bouche d�A�cha�, comment accepter une telle contradiction ? Le Proph�te a-t-il tenu ces propos ? Le Proph�te, quand il parle, et � condition que l�on soit certain que c�est lui qui parle, ne peut tenir que des propos cens�s et coh�rents, m�me s�ils ne portent pas sur la religion. Ses propos sont empreints de logique, quand bien m�me le Proph�te ne nous ordonne pas de les suivre (�) Je vous pose la question : d�o� vient cette contradiction ? A mon avis de la Grande Epreuve (Al Fitna Al Koubra) qui a vu les musulmans se diviser en deux camps : A�cha dans l�un et Ali dans l�autre. Or, ceux qui veulent d�montrer que le camp d�A�cha a raison de combattre Ali fournissent par la force des choses des dicts attribu�s au Proph�te qui portent A�cha au pinacle et la mettent au-dessus de tout soup�on. Les musulmans doivent se rallier � �Uthmane qui compte parmi ses partisans A�cha et parce qu�il est dans le vrai. Pour parvenir � leur fin, les partisans de A�cha composent des dicts attribu�s au Proph�te qui montrent que l�attitude d�A�cha est non seulement juste dans le conflit pr�sent mais en permanence. On en vient � croire que le Proph�te a dit �Apprenez la moiti� de votre religion de la bouche d�A�cha�. Entendez qu�Aicha invite les musulmans � combattre Ali et que quiconque n�est pas avec elle ne peut �tre que dans l�erreur. De leur c�t�, les partisans d�Ali qui ont � c�ur de prouver la justesse de leur position se verront oblig�s de fournir des dicts qu�ils attribuent au Proph�te et qui montrent qu�A�cha a tort et que ceux qui se rangent dans son camp sont suspects. Et comment proc�deront-ils ? En semant la suspicion sur A�cha en r�pandant un pr�tendu propos du Proph�te : Raison et religion font d�faut aux femmes !� (**) Rappelons que �Uthman est le troisi�me khalife, d�c�d� en 656 ; il eut le m�rite de regrouper tous les textes coraniques dans un Mus�haf et ordonna de d�truire, par le feu ou l�eau, tous les autres documents renfermant des versets du Coran. Si pour les Hadiths deux noms sont g�n�ralement incontournables � al- Bukhari et Muslim �, avec la parenth�se particuli�rement misogyne de Abu Hureira tant d�cri�e par Fatima Mernissi, la Sira est sollicit�e depuis douze si�cles et consign�e dans les textes des grands chroniqueurs parmi lesquels s�impose Ibn Is�haq (il a r�alis� la premi�re compilation qui date du VIIIe si�cle), avant que n�arrivent al- Tabari, al-Waqidi, Ibn Sa�ad et al-Baladhuri (aux IXe et Xe si�cles). En replongeant dans ce corpus, Mahmoud Hussein cherchent � faire revivre le contexte dans lequel est n� l�Islam, � historiciser la r�v�lation du Coran �les yeux ouverts, dans les paysages o� tout commence�. Ils y d�couvrent �� la fois la figure d�un homme de g�nie, la grandeur et la coh�rence de son action proph�tique et la complexit� du r�el o� cette action s�est inscrite�. La Sira est aussi incontournable parce qu�elle permet de comprendre nombre de versets qui seraient incompr�hensibles sans l��clairage qu�elle leur apporte. Ainsi, par exemple, du cas de �Uthman ibn �Affan, compagnon du Proph�te, qui s�est entendu avec son fr�re de lait pour le charger du fardeau de ses p�ch�s, en lui offrant son cheval en �change. Apr�s quoi �Uthman se montre beaucoup moins g�n�reux en aum�ne. Si l�on n�est pas inform� de cet arri�re-plan, on ne peut pleinement saisir le sens des versets : � As-tu vu celui qui fait volte-face, qui donne peu et m�me s�arr�te ? Ne sait-il pas� que nul ne porte le fardeau d�autrui, que l�homme n�obtient que le fruit de son effort� ? (LII, 33-34). Cette sorte de �personnalisation des d�lits d�ici-bas et des peines attendues dans l�au-del� ne laisse aucune place � l�interm�diation, au pros�lytisme, � l�exc�s et au z�le tant r�pandus de nos jours, comme en t�moigne l�exemple de �Abd Allah ibn �Amru ibn al-�As qui voua tant de forces � la pri�re et au je�ne qu�il oublia de consommer son mariage. Son p�re alla se plaindre au Messager de Dieu qui le fit appeler et lui dit : � Tu je�nes durant le jour? � Oui � Et tu passes la nuit � prier et � r�citer le Coran ? � Oui � Quant � moi, je prends le temps de je�ner et celui de manger, le temps de prier et celui de dormir, le temps aussi d�honorer mes femmes. Celui qui refuse de suivre ma voie n�est pas des miens. Puis il dit : � Tu pourrais r�citer le Coran une fois par mois. � Je pourrais faire mieux que cela. � Une fois tous les dix jours ? � Mieux encore que cela. � Une fois tous les trois jours, alors. Et tu pourrais je�ner trois fois par mois. � Je pourrais faire mieux que cela ! � Eh bien je�ne tous les deux jours ! C�est le meilleur des je�nes ! Celui qu�observait David, mon fr�re, Dieu le b�nisse ! Et il ajouta : � Tout nouveau converti fait du z�le et le z�le peut durer un certain temps. Il peut inspirer une conduite exemplaire, comme il peut inspirer un exc�s condamnable. La conduite exemplaire m�ne au Paradis, l�exc�s condamnable m�ne � l�Enfer. En apprenant comment les gens pensaient, aimaient, tuaient et mouraient dans l�Arabie du VIIe si�cle, on op�re cette distinction essentielle entre l�intemporel et le circonstanciel. Et c�est, justement, �en liant les valeurs vivantes du Coran aux exigences nouvelles de la vie en soci�t�, que le musulman peut tenir toute sa place et apporter sa contribution au devenir de l�humanit� �. Un tel exercice passe pr�cis�ment par un souci d'objectivit� et surtout la volont� de mettre en �vidence l'historicit� et l'environnement social, culturel et politique dans lesquels s'est ancr�e la vie du Proph�te. Malgr� des critiques appuy�es quant � ce qu�il appelle une �objectivation du mat�rialisme historique� par les deux auteurs, Tariq Ramadan, le petit-fils d�Al Ba�na, le fondateur des Fr�res Musulmans, ne s�est pas retenu d�applaudir � la parution du livre en des termes fort �logieux : �Le m�rite de cet ouvrage est de rappeler que la R�v�lation a une histoire, un contexte qu'il faut prendre en compte et qu'il convient de ne pas confondre les principes universels atemporels et les mod�les historiques � relativiser. Les musulmans ont besoin de l'entendre. Il est n�anmoins imp�ratif que, de la m�me fa�on, leurs concitoyens non musulmans entendent et comprennent comment les musulmans, de l'int�rieur, croient avec leur foi et leurs esp�rances intimes. Ce d�centrage intellectuel, et mutuel, rend seul possible un dialogue riche et �quitable. � Ce n�est qu�en se r�conciliant avec eux-m�mes que les musulmans d�aujourd�hui pourront se r�concilier avec les autres. A. B. (*) Mahmoud Hussein, Al-Sira : Le Proph�te de l�Islam racont� par ses compagnons, tome 2, Grasset, Paris 2007. (**) Kadhafi : �Je suis un opposant � l��chelle mondiale �, Editions Pierre Marcel Favre / ABC, collection �Les grands entretiens �. On trouvera des extraits de ce texte dans L�islamisme dans tous ses �tats, de Mohammed Harbi, paru chez Rahma � Alger en 1991 (pp. 215-218).