Le gros orage, couvant tout l�apr�s-midi au-dessus d�Alger, finit par �clater en d�but de soir�e. L�averse copieuse qui en r�sulta transforma aussit�t les rues en v�ritables piscines. L�eau d�valait rapidement vers le bas de la ville, sous forme de torrents imp�tueux surgissant de partout. Les nombreux escaliers, ainsi que les rampes et les rues en pente, permettaient au trop plein d�eau de se lib�rer, dans une course folle qui finira au port. Las d�attendre la fin de l�orage, je d�cidai de m�engager sous les arcades de la rue Abane- Ramdane, o� une foule dense et impatiente avait trouv� refuge. Au bout de la rue, je n�avais plus de choix : il fallait courir tr�s vite pour rejoindre les escaliers qui montaient vers la rue Tanger. De l�, je pouvais rejoindre, sans trop de dommages, l�objectif de la course : le restaurant- bar �Shahrazade�, situ� sous la librairie du Tiers-Monde, un �tablissement o� nous nous retrouvions souvent entre amis. Justement, je devais y rencontrer un copain. L�endroit �tait une magnifique �uvre architecturale de style mauresque. Tout ici portait l�empreinte d�un art dont on ne se doutait pas qu�il puisse exister dans cette cave. Question cuisine, on y mangeait surtout des plats locaux et notamment un succulent �m�thawem�, pur produit de la gastronomie alg�roise. Les menus, servis avec la fameuse galette au bl� dur, proposaient une large gamme de recettes traditionnelles. Mais, ce soir, il �tait �crit que je ne go�terai pas aux d�lices alg�rois du �Shahrazade� puisque d�ami, il n�y en avait point. Las d�attendre dans le salon int�rieur � qui �tait notre coin pr�f�r� �, je me dirigeai vers le bar. Cette nuit-l�, il n�y avait pas grand monde. Deux ou trois couples d�naient tranquillement, alors que le comptoir �tait totalement vide. Seul Ahmed L., le propri�taire des lieux, se tenait � sa place habituelle. Il me salua et me servit aussit�t une boisson fra�che. Oum Kaltoum entamait l�une de ses chansons c�l�bres. J�aimais bien �couter sa musique et j�avais quelques microsillons de ses tubes imp�rissables chez moi. Mais, quand j�allais au �Shahrazade�, j�avais un faible pour Dahmane El Harrachi. Il m�arrivait d�ailleurs de le r�clamer � cor et � cri, lorsque la client�le, parfois compos�e de r�sidents �gyptiens et syriens, redemandait sans cesse de l�Oum Kaltoum ! Quand il m�aper�ut dans la faible lueur pourpre qui inondait le comptoir, Ahmed L. me salua, avant de lever les bras : �Je sais ce que tu vas me dire ! Attends un peu et tu auras ton Dahmane !� Au fond, je savais qu�il n�en ferait rien et qu�il attendra la fin de l�interminable �33 tours� �gyptien pour r�pondre � mon in�luctable requ�te : �couter le chantre alg�rois. Dahmane El Harrachi a toujours repr�sent� pour moi la voix de cet Alger de charme et de nostalgie qui restera amarr� au fond de mon c�ur. Lorsqu�il chante, j�ai l�impression qu�un nouveau soleil, aux rayons tiss�s d�amour et de g�n�rosit�, se l�ve sur les collines de Bouzar�ah, pour venir cajoler El Biar et se noyer dans la blancheur �tincelante de La Casbah, avant d�aller barbouiller la mer de ce bleu unique que nul autre port ne conna�t. Quand il chante, je sens Soustara fr�mir et, de chaque caf� maure, de chaque boutique d�artisan, des balcons qui s��tirent, des ruelles r�invent�es par le rire des enfants, des jardins assoupis, des cuisines sentant bon la sardine et les frites ; de chaque m�tre carr� de ce quartier typique, montent la m�me tonalit�, le m�me hymne, la m�me souffrance, les m�mes espoirs. Quand il chante, j�entends El Bahdja fredonner, j�entends les arbres d�clamer les vieilles romances oubli�es et les oiseaux gazouiller de bonheur. J�entends les barques du port se parler dans le langage des amoureux, tendrement ballott�es par les vagues somnolentes de midi. J�entends Bab-el- Oued raconter la tranquille nonchalance de ses terrasses inond�es de soleil et de gaiet�. J�entends se r�veiller la mer du c�t� de la Pointe, quand l�heure de l�ap�ritif sonne et que la tentation de pousser jusqu�� Ba�nem monte au troisi�me verre. J�entends pousser le d�sir d�aller voir si les crevettes de �Sauveur� sont toujours aussi royalement servies. C�est une chanson qui ne meurt jamais. Elle rena�t chaque matin, dans la maigre lueur de l�astre naissant, dans les pas h�sitants de l�ouvrier, dans le visage d�fait de la femme de m�nage qui attend le bus, dans le r�ve du marin s�appr�tant � conduire sa felouque � travers les eaux, encore endormies, de la rade, dans le sourire de l�enfant ployant sous son cartable, dans le sifflet du policier qui arrache au jour ses premiers cris, dans la perp�tuelle renaissance de la vie. Telle une cascade d�amour, la voix rauque et paisible de Dahmane descend sur la ville pour y semer les graines d�espoir et r�inventer le cha�bi pour la majorit�, dans le langage de tous les jours et la philosophie du bon sens. Rarement, musique aura �t� aussi populaire, dans sa qu�te de v�rit� et dans son expression in�gal�e du v�cu quotidien. La sagesse qui s�en d�gage est une grande le�on de morale qui, loin de se dispenser sous forme de serments pr�tentieux, vient � vous dans le plus simple des appareils, port�e par une musique qui danse comme les troubadours des souks de jadis. J�en �tais � mes r�veries quand une ombre se faufila dans la salle et vint jusqu�au comptoir. J�entendis alors Ahmed L. dire au nouveau venu : �Tu sais, Dahmane, ce gars me cause des ennuis � propos de� toi !� Puis, r�alisant qu�il pouvait �tre mal compris, il me d�signa une seconde fois en pr�cisant : �Il me r�clame sans cesse ton �33 tours�, alors que je dois satisfaire tout le monde !� Il se retourna vers moi. Je n�oublierai jamais ce regard exalt�, ces deux yeux tranquilles qui trahissaient une grande sensibilit�. Le visage est paisible malgr� la rudesse des traits et l�aspect abrupt des joues, creus�es par les sillons d�une vie fi�vreuse. Un sourire � peine dessin� au dessous de ses petites moustaches, il me lan�a de sa voix rocailleuse : �Ah, ya kho ! Je suis honor�. Mais, il ne faut pas faire de probl�me ici � cause de mon disque. Peut-�tre que les autres clients n�aiment pas�� Dahmane �tait � c�t� de moi. Le Sage aux jours tourment�s, celui qui a incarn� mieux que quiconque les inconstances de l�existence et subi les affres de l��migration dans sa chair, �tait l�, le visage mouill� par l�averse, la t�te couverte d�un b�ret noir et le maigre corps envelopp� d�un imperm�able de la m�me couleur. Juste au moment o� j�allais lui r�pondre, le son de sa voix monta des hauts parleurs. Je connaissais ce refrain. Je les connais tous par c�ur. C�est la chanson des deux colombes scrutant l�horizon marin, du haut de leur palais. Un autre refrain, une autre envol�e vers le monde myst�rieux de Dahmane et de son art hors pair. L�homme a le don de nous faire revisiter les comportements de nos semblables, � la lumi�re d�une lanterne qui ne s��teint jamais, parce qu�elle utilise simplement le carburant du c�ur. Encore une autre, faite d�amour et de trahison. Le chanteur raconte-t-il une exp�rience personnelle ? Et une autre encore qui fait valser les c�urs, dans le tourbillon des �motions et la fr�n�sie des passions. Et une autre encore, � l�intention des exil�s : �Toi, le partant� L� o� tu vas, o� tu t�en iras, tu finiras par revenir�� Revenir aux m�mes rivages gorg�s du soleil g�n�reux de l�Alg�rie immortelle qui vit et vivra, malgr� tous les bradages et les censures des nouveaux nababs ! Qu�ils doivent �tre tristes ceux qui habitent loin du parfum des orangers et des effluves nocturnes du jasmin et des lilas, ceux qui ne voient pas l�opaline Casbah agenouill�e sur l�Amiraut�, ceux dont les yeux habillent la nostalgie des couleurs de l�absente M�diterran�e. Dahmane, ce soir-l�, ne dira pas grand-chose. Comme s�il voulait nous laisser jouir de cette musique qui faisait pousser des multitudes de petits Alger dans nos c�urs apprivois�s. Lorsque, devant son insistance, Ahmed L. remit le disque d�Oum Kaltoum, il parla enfin. Mais pas de lui. De la vie, des probl�mes, des voyages, de l�amiti�. Il disait les choses avec simplicit� et courtoisie. Dahmane �tait un condens� de modestie. Aux coups de minuit, il me salua et s�engouffra dans le couloir qui menait aux escaliers. La derni�re image que je garde de lui est cette ombre agile qui s�estompa doucement dans les volutes des fum�es d�gag�es par nos cigarettes. Je ne le revis jamais jusqu�au jour o�, par un lourd matin de fin ao�t 1980, la nouvelle de sa disparition accidentelle se r�pandit aux quatre coins d�Alger. Il est mort sur cette belle corniche qu�il adorait et qu�il chantait souvent. Peut-�tre tout pr�s de ce palais �blouissant de blancheur o� les deux colombes venaient de r�aliser qu�elles savaient pleurer comme les �tres humains�