N� en Alg�rie en 1937, Bachir Hadjadj, �crivain et militant des droits de l�Homme nous accorde un entretien dans lequel il revisite l�histoire de sa famille et � travers elle, il d�peint la soci�t� alg�rienne d�hier et d�aujourd�hui. Le Soir d�Alg�rie : Vous avez �crit Les voleurs de r�ves � la demande de votre fille, jeune beurette, qui vous interrogeait sur vos racines qui sont aussi les siennes. Pourquoi, cependant, n��tre remont� que jusqu�� la s�dentarisation des Merachda, et ne pas �tre all� plus avant ? Bachir Hadjadj : J�ai racont� � ma fille, � sa demande, ce qui est arriv� jusqu�� moi de la m�moire du clan, c�est-�-dire ce que mon p�re, ma tante, mes m�res, m�ont dit, et qu�ils tenaient eux-m�mes de leurs parents. Elle ne voulait pas que je lui lise un livre d�histoires, mais bien de recevoir de moi, son p�re, le message de sa lign�e et savoir qui �taient ses a�eux et ses parents : comment ils vivaient, ce qu�ils pensaient, leurs joies et leurs peines, leurs espoirs et leurs craintes. C�est ce r�cit que j�ai fait, y compris celui de ma propre vie et ce qui m�a amen� � quitter mon pays. Je suis remont� dans le temps jusqu�� cette invasion de criquets qui devait se situer au d�but du XIXe si�cle, et � laquelle je n�ai pas trouv� d�ant�riorit� dans la m�moire du clan. Votre p�re, revenu de la guerre, a fait une carri�re de ca�d. De plus, vous racontez qu�il �tait polygame. Pourtant, il a form� en vous et en vos fr�res des nationalistes, des communistes m�me soucieux de la libert� des peuples et des individus. Vous montrez beaucoup de tendresse pour cet homme qui, � son corps d�fendant, incarnait toutes les contradictions d�une g�n�ration. Que gardez-vous de lui qui vous paraisse int�ressant pour aujourd�hui ? Mon p�re �tait un homme de son temps, il vivait dans une soci�t� colonis�e o� il subissait comme tous les Alg�riens l�autorit� du colonisateur. Il a servi l�autorit� coloniale comme beaucoup d�autres l�ont servie dans les diff�rentes institutions : pour des raisons alimentaires mais aucunement par conviction id�ologique. Il �tait aussi le fruit de la soci�t� archa�que et f�odale o� il vivait. Il �tait polygame parce que la soci�t� le lui permettait, et il battait copieusement ses femmes comme le faisaient je suppose la plupart des hommes de ce temps-l�, et probablement aujourd�hui encore. S�il faut se garder de voir et de juger avec des lunettes d�aujourd�hui des situations et des valeurs d�hier il faut par contre dire tout ce qui s�est pass� hier, pour que les souffrances d�hier ne se reproduisent pas. J�ai le droit de t�moigner que ma m�re et l�autre femme de mon p�re vivaient douloureusement la bigamie de leur mari qui, de plus, les battait, et de dire que la bigamie et le fait de battre sa femme ne sont plus aujourd�hui des choses acceptables. Ce n�est pas seulement moi qui dois pouvoir le dire, mais tout Alg�rien doit en �tre instruit et pouvoir le dire. Ce que je garde d�int�ressant de mon p�re, c�est d�avoir compris qu�il fallait que ses enfants s�en sortent en for�ant les portes de l��ducation et du savoir qui n��taient dispens�s qu�en fran�ais et avec parcimonie aux Arabes. Il a consenti d��normes sacrifices, et bien plus, il a r�ussi � leur passer le flambeau de la r�sistance, et � cet �gard : il n�a pas d�m�rit�. Ce qui singularise votre livre, c�est la sinc�rit�. Vous racontez tout. Vous ne retouchez pas l�histoire. Vous faites part de vos h�sitations et m�me de vos petites l�chet�s. Cette authenticit� est-elle une exigence � votre �gard m�me ou cela veut-il incidemment signifier que la falsification de l�histoire officielle finit toujours par �tre d�montr�e (d�mont�e ?) par des t�moignages comme le v�tre ? Il est de notre responsabilit� de dire la v�rit� aux g�n�rations futures � qui il appartient de faire la part des choses, d�approuver ou de condamner. Mais les hommes politiques s�arrogent ce r�le d�historiens officiels, et le cas de l�Alg�rie est typique � cet �gard, hier comme aujourd�hui. Ainsi, pour les ap�tres de la colonisation, l�Alg�rie n�a �t� heureuse et prosp�re que chr�tienne, romaine ou fran�aise, mais st�rile et mis�rable lorsqu�elle a �t� musulmane ou arabe : ce qui est faux, bien s�r. Pour les disciples du Ef�l�ne, ce fut exactement le contraire, ce qui est tout aussi faux. Ne croyez-vous pas qu�il est pr�f�rable de dire ce qu�a �t� l�apport de chacun, de reconna�tre que ce sont tous nos anc�tres qui ont fa�onn� notre personnalit� et notre culture. L�Alg�rie est le brassage de toutes ces p�riodes et nous devons les assumer la t�te haute. Sans vouloir comparer ce qui ne doit pas l��tre, nous exigeons, � juste raison, des explications pour les enfumades du Dahra et l�ex�cution sommaire de Ben M�hidi, et pourquoi pas celles du FLN pour Melouza et Abane Ramdane ? Il est temps que nos enfants sachent que de jeunes �tudiants ont �t� liquid�s dans les maquis, que l�on a coup� des nez pour une cigarette fum�e, et que le FLN a, le premier, instrumentalis� l�Islam � des fins politiques ; ils situeront mieux les responsabilit�s. En rapportant l�exactitude de ces faits, je n�ai pas l�impression de trahir un quelconque id�al. Vous d�crivez, � travers votre famille, une sorte de sociologie de l�Alg�rie coloniale, c�t� colonis�. Partant de ce v�cu, que pensez-vous des discours tenus, des deux c�t�s de la M�diterran�e, sur la colonisation ? Mon p�re, n� en 1893, m�a dit dans quel gourbi au toit de chaume il a grandi, c��tait dans le douar Ouled Mansour, pr�s d�El Ouricia. Il m�a dit aussi combien les conditions de vie des M�rachda �taient pr�caires, comment les gens croyaient que les djinns se transformaient en humains, que les saints marabouts pr�disaient l�avenir, que l�amulette faisait office d�ordonnance� Il n�y avait, alors, ni route empierr�e ni borne fontaine dans sa dachra, pr�s de Oued Cheir. Cela signifiait simplement qu�avant la p�riode coloniale, il n�y en n�avait pas non plus. Colonis�s, les Arabes ont bien �t� des sujets fran�ais, ni �lecteurs ni �ligibles, auxquels s�appliquait le code de l�indig�nat, et la soci�t�, quant � elle, �tait toujours enfonc�e dans ses croyances. Cette situation a perdur� sous l�ordre colonial o� l�on n�a jamais vu un gendarme obliger un Arabe � envoyer ses enfants � l��cole. On est loin des effets positifs de la colonisation. Vous avez rejoint l�ALN, apr�s avoir effectu� votre service militaire dans l�arm�e fran�aise, et combattu. Vous avez per�u l� les contradictions qui allaient, apr�s l�ind�pendance, s�exacerber et conduire dans le mur. Comment voyez-vous la fa�on dont on raconte officiellement l�histoire du FLN et de l�ALN ? Lorsque j�ai rejoint l�ALN, au printemps 61, la crise �tait consomm�e entre le GPRA et l��tat-major du colonel Boumedi�ne, s�accusant l�un l�autre, au nom des id�aux de la R�volution et du FLN, de contre-r�volutionnaires pour les uns, d�aventuriers militaristes pour les autres. L�ALN pi�tinait sur les fronti�res et le GPRA r�vait de pouvoir � partir de la banlieue de Tunis. Au congr�s de Tripoli, ils se disaient �fr�res� en s�appelant de tous les noms d�oiseaux. Ils aiguisaient leurs couteaux et parlaient au nom du peuple tout en prenant surtout garde � ne pas le consulter. L�ALN attendait que les herses du barrage �lectrifi� soient retir�es pour entrer en vainqueur � Alger. Elle le fit au prix de la mort de nombre de combattants de l�int�rieur et installa un �pouvoir Ef�l�ne� autoritaire et populiste. Il avait au moins l�avantage d�exister et de repr�senter l�Alg�rie. Trois ans apr�s, les institutions balbutiantes du jeune �tat �taient bouscul�es par le coup d�Etat du 19 Juin pour ouvrir la voie � la pens�e unique et � l�intol�rance, et pour �craser toute vell�it� d�expression d�mocratique. Ce sont ces �v�nements que retiendra l�Histoire, et que le silence du pouvoir confirme d�ailleurs. Est-il cr�dible un pouvoir qui ne parle que de h�ros ? Apr�s l�ind�pendance, vous avez repris vos �tudes et milit�, en tant que communiste, dans les organisations estudiantines avant d�occuper de hautes fonctions dans le secteur �conomique d�Etat. Comment voyiez-vous, de l�int�rieur des appareils �conomiques, les cahots de l�industrie alg�rienne ? Je n�ai jamais occup� de hautes fonctions dans le secteur �conomique d�Etat, d�abord parce que les communistes �actifs� �taient en ce temps-l� soigneusement �cart�s de tout poste de responsabilit�, la S�curit� militaire y veillant consciencieusement, ensuite parce que je ne voulais apporter aucune caution au pouvoir en place issu du coup d�Etat. Je ne veux pas �tre n�gatif, l�Alg�rie � cette �poque se devait d�ouvrir cent chantiers � la fois, l�industrialisation n�en �tait qu�un parmi tant d�autres, l��ducation un autre, etc. mais tant l�exp�rience que les cadres manquaient cruellement. Et pr�cis�ment, au lieu de lib�rer toutes les �nergies et toutes les initiatives du pays, en faisant le choix de la d�mocratie, le FLN, toujours aussi h�g�monique, verrouillait tout, et rien, ni syndicat, ni association, ne pouvaient exister en dehors de lui pour porter un autre �il sur les d�cisions du pouvoir en place. Tous les choix se faisaient de mani�re bureaucratique et souvent d�autorit� par le sommet, ils n��taient soumis � aucun contr�le de ceux � qui ces industries, agriculture, habitat, �ducation, etc. �taient cens�s profiter. Et aujourd�hui, si on doit �tudier ce pass�, ce n�est pas pour condamner les b�tisseurs d�hier, c�est pour ne pas r�p�ter les m�mes erreurs. C�est aussi � cela que sert l�histoire ! Sous diverses pressions, vous avez fini par quitter l�Alg�rie au d�but des ann�es 1970. Pourquoi exactement ? Pour �tre un homme libre, il faut �tre un citoyen � part enti�re, et avoir le droit de s�organiser et de participer � la vie politique et sociale de son pays. Cette exigence simple, les hommes issus du FLN au lendemain du congr�s de Tripoli, n�avaient ni la capacit� ni l�envie de l�entendre, et encore moins de la mettre � ex�cution. J��tais alors responsable � l�UNEA et les �tudiants rejetaient la tutelle du FLN, de plus, nous avions condamn� le coup d�Etat du 19 Juin. O� �tait le mal ? Je n�avais pas d�pos� de bombes, j�avais seulement appel� � des manifestations pacifiques pour condamner un coup de force contre les institutions. On m�a envoy� la S�curit� militaire tout comme on l�a envoy�e aux responsables et militants de l�opposition. Arr�t�s, ces hommes ont �t� odieusement tortur�s, comme du temps de Massu. Est-ce normal ? J�ai �t� ensuite interdit de quitter le territoire national, interdit de passeport. Quelle alternative m�avait �t� laiss�e autre que celle d�applaudir ou de me taire, celle d��tre clandestin ou ill�gal pour finir � El Harrach ? Ou bien si, il y en avait une autre : celle de partir. Des sources s�rieuses estiment � trois cent mille, les cadres du niveau d��tudes sup�rieures qui ont, � ce jour, quitt� l�Alg�rie pour vivre ailleurs. Ces femmes et ces hommes n�ont pas fui leur pays mais, tout comme moi, ils ont fui les atteintes � leurs libert�s individuelles et les mesures qui violaient leurs convictions. Tout comme moi, ils ne pouvaient pas vivre au sein d�une Oumma �touffante o� ils ne trouvaient pas leur �quilibre. Propos recueillis par Bachir Agour "LES VOLEURS DE R�VES" La force de la v�rit� Tout avait commenc� par cette invasion de criquets, au d�but du XIXe si�cle. Le clan des Merachda, pasteurs dans le Hodna, se s�dentarise dans la r�gion de S�tif. C�est le point de d�part du r�cit de Bachir Hadjadj. Il d�roule sous nos yeux cent cinquante ans de l�histoire de clan. Un si�cle et demi dont Bachir Hadjadj d�crit les cahots et la puissance d�interf�rence sur sa famille. Une histoire peu ordinaire qui recoupe, � diff�rents endroits, celle de l�Alg�rie, sous domination ottomane d�abord, colonis�e ensuite et enfin, ind�pendante, mais domin�e par le �Ef�l�ne�. Jean Lacouture, qui pr�face ce livret�moignage- m�morial, �crit : �Longue marche, du temps des odjacks ottomans � celui o� des bureaucrates de ce que l�auteur appelle l��Ef�l�ne� tentent de tirer le meilleur parti de leur p�trole et de leur gaz avec leurs homologues post-sovi�tiques� Longue marche, de M. de Bourmont � l��mir Abd el- Kader, de Bugeaud au �royaume arabe� de Napol�on III, des spoliations massives de la fin du si�cle aux timides tentatives de M. Violette, du rugissement proph�tique de Messali aux trag�dies de S�tif, de Guelma, des Aur�s, d�Alger� N� en 1937, Bachir Hadjadj trace un portrait �mouvant de ses grands-parents, de son p�re Brahim, v�t�ran de la Premi�re Guerre mondiale, polygame, ca�d et premier de la lign�e � comprendre l�importance d�envoyer ses enfants � l��cole fran�aise. On rencontre aussi les tantes de l�auteur, les oncles, tout l�entourage Les archa�smes de la soci�t� alg�rienne qui banalise la polygamie et la violence � l��gard des �pouses, la s�gr�gation dans la nuit coloniale, les fr�quentations de l��cole des Roumis comme issue pour sortir de la douloureuse condition d�indig�ne, tout cela est racont� sereinement, sans jugement de qui que ce soit, sans amertume. En d�roulant cette saga familiale, Bachir Hadjadj a r�pondu, en fait, � sa fille, jeune beurette, qui l�a interrog� sur sa lign�e. Pour raconter sa vie, il a d� remonter � celle de ses anc�tres, d�crire leur vie quotidienne, leurs sentiments, leurs r�ves. Il ne fait bien s�r pas l�impasse sur les siens. Mieux, Bachir Hadjadj se livre dans ce r�cit sans rien taire de ses contradictions, ni des petites l�chet�s que la tendance naturelle de l�homme qui raconte sa vie est de maquiller. L�auteur ne cache pas qu�il a d� faire son service militaire dans l�arm�e fran�aise, tenaill� par le remords mais d�nu� du courage de d�serter. C�est d�ailleurs ce remords qui lui fera s�enr�ler dans l�ALN. A l�ind�pendance, il devient militant communiste et, pour cela, il est harcel� par la S�curit� militaire, notamment apr�s le coup d�Etat de Boumedi�ne en 1965. Au d�but des ann�es 1970, surveill�, de m�me que son �pouse bretonne, priv� de passeport, Bachir Hadjadj a l�impression que, comme le peuple alg�rien dans son ensemble, on lui vole ses r�ves. Il finit par obtenir son passeport ; il prend le chemin de l�exil. Cette autobiographie, qui est celle de l�Alg�rie des humbles, est puissante par sa sinc�rit�, sa sensibilit� et sa simplicit�. Elle nous invite � suivre le destin d�un homme qui est chacun de nous, pris dans les contradictions d�une histoire collective que les puissants racontent en d�poss�dant les individus du r�le d�terminant qu�ils y ont jou�. Un livre qu�il est agr�able et salutaire de lire. B. A. Les voleurs de r�ves � 150 ans d�histoire d�une famille alg�rienne de Bachir Hadjadj, �d. Albin Michel (Avril 2007) - 460 pages, 22 euros.