Comment l�id�e de raconter ce que vous appelez �les ann�es Cin�math�que d�Alger� a �volu� vers celle de faire partager l�histoire des Tamzali ? J�avais commenc� par vouloir raconter les ann�es 70, celles de la Cin�math�que, des utopies de ma g�n�ration, et c�est malgr� moi que l�histoire de ma famille a surgi. Je dis surgir car je l�avais refoul�e comme tout ce qui �tait personnel. Un peu comme tout le monde autour de moi, les familles d�une certaine mani�re nous faisaient regarder en arri�re, et nous r�vions de faire du neuf. Moi, plus que beaucoup sans doute, avais-je inconsciemment refoul� cette famille encombrante en pleine r�volution socialiste ? Une famille qui �tait vilipend�e par Ben Bella, �Tamzali, supp�t du capitalisme international !� Au fur et � mesure du r�cit, l�histoire de ma famille s�est impos�e pour �clairer les �v�nements du pass� et du pr�sent, et surtout mon rapport au pr�sent. Et je me suis laiss�e aller, car j�ai d�couvert alors une Alg�rie f�conde, plus porteuse de sens que l�Alg�rie de la politique officielle nous d�crivait et dans laquelle je me retrouvais de moins en moins. J�appr�cie d�ailleurs que ce soit votre premi�re question, c�est la preuve que mon histoire personnelle int�resse tout le monde, et que beaucoup d�Alg�riens se retrouvent dans mon r�cit� Qui sont, en fait, les Tamzali et d�o� est partie leur fortune ? Du travail. Le travail forcen� de mon arri�re-grand-p�re, de mon grand-p�re, de mon p�re, d�une armada de grands oncles, d�oncles et de cousins. Des marchands d�abord, puis des industriels et des propri�taires terriens et immobiliers. Intelligents, solidaires, audacieux, ils r�ussirent � b�tir une grande fortune, s�int�grant parfaitement au syst�me �conomique en place, le syst�me colonial, et cela malgr� tous les obstacles qu�ils rencontraient. Car malgr� leur fortune, ils restaient �des indig�nes�. De toute notre grande famille, seule une branche avait opt� pour la nationalit� fran�aise, et encore parce que celui qui prit cette d�cision, mon grand oncle Allaoua, pensait que c��tait la seule mani�re de se faire entendre des Fran�ais. Il se trompait, les �bons Alg�riens� qui devenaient fran�ais �taient encore plus musel�s que les autres. Nous sommes rest�s des �indig�nes�. J�ai �t� �indig�ne � jusqu�� l��ge de 15 ans. Je raconte dans le livre que mon p�re allait voter ostensiblement au deuxi�me bureau. Ensuite, tous les Alg�riens ont �t� faits unilat�ralement fran�ais, en 1957. Pour peu de temps. Quels sont les anc�tres les plus marquants dans votre famille ? Plusieurs, mais d�abord il y eut Isma�l Ben Ra�s Ali, mon arri�re-grand-p�re, qui ne s�appela Tamzali qu�au moment de l�imposition par les Fran�ais d�un nom patronymique. Il �tait, sans doute, le fils d�un ra�s, c�est-�-dire d�un capitaine de bateau, il s�appelait Ben Ra�s Ali. A la mort de son p�re, en mer, au large de Cap Matifou, il d�cide (on dit que c�est sa m�re, les femmes ont un r�le important dans ma famille ; des femmes de t�te) de devenir marchand, et il s�installe � Bougie o� il fera le commerce de tous les produits, les olives, les carroubes, les figues, les c�pres. C��tait un homme �tonnant pour son �poque, il sera le premier � mettre son argent dans une banque, il enverra deux de ses fils faire des �tudes � Paris en 1916. En 1896, � Sidi A�ch, il construit sa premi�re usine, c��tait un simple pressoir m�canique, mais il l�appela avec beaucoup d�ambition, �usine moderne�, et des entrep�ts, des magasins. Petite, je jouais dans le premier entrep�t � l�enseigne magique, un cavalier �Le Goumier�. Ce cavalier, on le retrouvait sur les paquets de figues s�ches, que ma famille exportait � Marseille � la fin du XIXe si�cle. Je jouais sur les montagnes de figues, avec un petit singe, un ouistiti qui appartenait au gardien. Je me souviens des trieuses de figues qui montaient sur le tas, pieds nus. Ou peut-�tre que c�est une image r�invent�e� Allez savoir avec la m�moire des enfants... L�anc�tre s�installa � Bougie, et puis � Alger, le premier magasin Tamzali sera sous les vo�tes d�Alger. Il y aura ensuite l�usine sur la �Route moutonni�re�. De longues ann�es de labeur et d�aust�rit�. Je ne me souviens pas avoir v�cu dans �l�argent�, mais plut�t dans le travail. Mais ce qui fait surtout l�originalit� d�Isma�l, c�est le reste, pourrais- je dire, sa modernit�, il poussera � l��ducation de ses petites-filles. Les cousines a�n�es de mon p�re iront jusqu�au brevet �l�mentaire, ce qui �tait rare, en Alg�rie, non seulement parmi les Alg�riens, mais aussi parmi les Fran�ais d�Alg�rie, et aussi en France et ailleurs� Oui, un homme exceptionnel, qui saura saisir la chance d�un syst�me pas tendre avec les siens, mais qu�il sut utiliser. Comme une poign�e d�Alg�riens. Cette poign�e que l�on traitera �de bourgeoisie nationale�, et dont sera issue une jeunesse en col�re (la g�n�ration de mon p�re) qui jouera un r�le important dans le mouvement ind�pendantiste qui va conduire l�Alg�rie � la guerre de Lib�ration. Dans votre t�moignage, et on peut le comprendre, votre p�re, assassin� durant la guerre, tient un grand r�le. Qui �tait-il ? Mon p�re �tait justement un de ces jeunes hommes en col�re, mais plus port� par une conviction et un engagement pour la libert� que par la col�re et le ressentiment, ou une revendication sociale, car il �tait un notable, un bourgeois install� dans un grand confort, avec de grandes satisfactions, dans sa vie professionnelle, personnelle. C��tait aussi un homme qui avait un art de vivre, il aimait les tableaux, les belles maisons, il aimait aller � la p�che. Il avait de grands bateaux et il partait souvent en mer avec des camarades le long des c�tes autour de Bougie. Des merveilles, l��le des Pisans, Boulimate, cap Sigli� Plus encore, il �tait un citoyen actif de sa ville, il fonda un club de football. Il adorait Bougie. Il ne pouvait concevoir la vie loin de cette ville. Pendant la guerre de Lib�ration, il n�avait pas choisi de s�exiler, alors que de tr�s nombreux amis, cousins �taient partis en Tunisie, en France. Plus m�me, malgr� sa fortune, il ne s�est jamais achet� en France le moindre appartement, alors que c��tait courant dans son milieu. Moins que maintenant il faut le dire� Il �tait nationaliste par conviction politique ! Il �tait inscrit au PPA. Je suis agac�e quand j�entends dire que si la France avait fait les r�formes �conomiques n�cessaires et que si elle avait int�gr� les Alg�riens, il n�y aurait jamais eu de mouvement de lib�ration. Ma famille est la preuve du contraire. Rien ne peut remplacer la libert�, ni la reconnaissance sociale, ni le confort, ni la fortune. Mon p�re s�engagea, comme tous les Alg�riens, il donna comme tout le monde, peut-�tre davantage que beaucoup car il eut plus de moyens. Transport d�armes, de m�dicaments, d�argent, de r�sistants en fuite... Notre famille passait entre les mailles de la police. Il travailla pour la lib�ration comme ses fr�res et cousins, Hamid, Seddik, Salah, Sid Ahmed, Sma�l, pour ne parler que des plus actifs. Mon oncle Seddik, le jeune fr�re de mon p�re (je veux lui rendre hommage, et cela malgr� sa modestie), joua un r�le primordial dans l�organisation de la r�sistance � Alger, de sa villa du Balcon Saint-Rapha�l . Yacef Sa�di en sait quelque chose, Jeannine Belkhodja, N�fissa Laliam, Alim Medjaoui, pour ne parler que de ceux qui se sont exprim�s. C�est un peu triste d�avoir � dire cela, et de donner l�impression de me d�fendre d�une accusation... Et pourtant je dois le faire. Pour la petite histoire, c�est lui (Seddik) qui apporta au Caire la plate-forme de la Soummam, dans une petite valise marron clair qu�il garda longtemps chez lui. Ces hommes m�ont laiss� en h�ritage plus que des biens mat�riels. Ils sont pour moi un exemple, m�me si sur certains sujets je suis all�e plus loin qu�eux, ailleurs. Mais, sans cette base, je me demande qu�elle aurait �t� ma vie. Vous croyez savoir qui a assassin� votre p�re. Vous croyez savoir aussi qu�il s�agit de la superposition d�un r�flexe tribal avec une �ex�cution � incontr�l�e du FLN puisque le colonel Amirouhe avait pr�sent� ses condol�ances � votre famille. Dans cette histoire, celle des Tamzali, de quelles tribus s�agit-il ? Avant de r�pondre � votre question, et sur cette question en particulier, et pour y r�pondre d�une certaine mani�re, je veux revendiquer pour mon livre le statut d��uvre litt�raire. Je n�ai pas �crit une sociologie de la guerre de Lib�ration et encore moins l�histoire de l�Alg�rie. J�aurais pu mettre de mon travail d��criture la phrase de Louise Bourgeois, le plus grand sculpteur femme sans doute : �On ne peut pas arr�ter le pr�sent. Il faut simplement abandonner chaque jour son pass�. Et l�accepter. Si on ne peut pas l�accepter, alors il faut faire de la sculpture ! Vous voyez, il faut faire quelque chose. Si ce dont on a besoin, c�est un refus d�abandonner le pass�, alors il faut le recr�er. C�est ce que j�ai fait.� Louise Bourgeois (New York 1994). Voil�, j�ai recr�� mon pass� pour m�en lib�rer. Par la force des mots, j�ai eu la r�v�lation foudroyante de la trag�die de la mort de mon p�re, qui plus qu�un bourgeois �tait un moderne. La trag�die r�sidait au creux de cette dualit� : il a �t� emport� par ce qu�il a aim�, d�sir� la lib�ration du pays de l�invasion, le rejet de l�intrusion occidentale. Il a �t� emport�, lui et d�autres avec lui. Et cela n�est pas fini. Car, quand je parle de tribu, je pense � un mod�le embl�matique tribal, celui que nous portons en nous (moi aussi), un mod�le qui nous hante et qui ressurgit devant les intrusions de toutes sortes. Un mod�le ferm� sur lui et qui s�alimente du r�ve d�une puret� originelle. C�est un ph�nom�ne contemporain international qui d�passe l�Alg�rie, que l�on assimile trop vite � un mouvement religieux ; c�est cet arch�type archa�que qui revient aujourd�hui sur le devant de la sc�ne, comme la derni�re �tape de la d�colonisation. Et qui emportera tout ce qui est, � tort, identifi� avec cette p�riode. Les femmes en savent quelque chose, puisqu�on identifie le f�minisme, comme la d�mocratie et la libert� � cette �poque, et qu�ainsi on les diabolise. Vous racontez aussi vos engagements apr�s l�ind�pendance en faveur des �pauvres�. Mais vous avez toujours �t� re�ue par une r�serve qui s�exprime par cette pr�vention : �Tu ne peux pas comprendre.� Que fallait-il comprendre ? Je ne pense pas avoir dit �pauvres�, mais j�ai dit souvent, �tu ne peux pas comprendre parce que tu n�es pas comme les autres�. Je l�ai dit souvent, car j�ai trouv� l� une des cl�s qui explique ma vie, et qui explique aussi la politique qui nous gouverne depuis le d�but de notre histoire moderne. Le livre est une d�mystification de cette �accusation � qui voulait dire que les id�es que je professais pour l��galit� des femmes et des hommes, pour la libert�, la lib�ration des m�urs, pour la modernit� en un mot, je les faisais � partir d�une exp�rience qui n��tait pas valable pour le reste des femmes alg�riennes, l�exp�rience d�une bourgeoise ais�e et �occidentalis�e �. Occidentalis�e ! c�est le gros mot qui t�che, la balle qui fait mouche � tous les coups. Un anath�me efficace. On m��tait ainsi la l�gitimit� de penser. Ceux qui m�excommuniaient gardaient l�exclusive l�gitimit� de guider le peuple alg�rien. Et je n��tais pas la seule excommuni�e. Cet anath�me poursuit tous ceux qui voulaient, qui veulent intervenir dans la politique, et parmi eux nombreux sont ceux qui sont n�s du c�t� des �pauvres� comme vous dites ! Ceux qui organisent cette chasse sont pour certains tr�s riches, et usent et abusent de l�occidentalisation de la soci�t�, du consum�risme, du capitalisme sauvage, de la d�culturation et de bien d�autres avantages de la mondialisation. Votre livre raconte votre enchantement pour les id�es de progr�s qui cachent un d�senchantement collectif dont celui de votre famille, exprim� notamment par certains de vos oncles. Comment est-il re�u par vos amis et par votre famille ? J��tais inqui�te de la r�action de ma famille. Les oncles qui expriment leur d�senchantement dans le livre sont morts. Ceux qui ont lu le livre ont r�agi tr�s positivement. D�abord, ils ont retrouv� des ambiances familiales, des lieux, avec une grande �motion. Mais ceci n�est pas propre aux membres de ma famille, de nombreux lecteurs ont eu, eux aussi, ce genre d��motion, car je parle de choses banales et communes � tous. Plus particuli�rement, la jeune g�n�ration de cousins, neveux et ni�ces, et c�est cela qui m�a fait le plus plaisir, m�a dit que gr�ce � ce livre, ils ont appris � mieux conna�tre la famille � laquelle ils appartiennent et � en �tre fiers. En creux de leurs r�actions, je me rends combien ils avaient int�rioris� les insultes dont nous avons fait l�objet, la haine qui parfois s�attache � notre nom. Plus que je ne l�aurais pens�. Je suis contente de leur avoir apport� cette aide, car il est lourd et pesant de vivre avec de telles id�es. Si ce livre avait le m�me effet sur les lecteurs inconnus, celui de les r�concilier avec cette Alg�rie riche de culture, d�amour, d�espoir et de courage d�hommes et de femmes qui ont b�ti nos maisons, qui ont berc� nos adolescences, qui ont forg� nos �mes d�adultes, qui ont r�v� d�ind�pendance et de libert�, une Alg�rie qui nous donnerait contre tout, la force de continuer � esp�rer en elle, alors j�aurais gagn� mon pari. Ce livre n�est pas un r�glement de comptes avec le pass�, mais un pari sur l�avenir. Votre t�moignage est celui d�une femme qui a milit� pour gagner son ind�pendance et pouvoir raconter les choses � la premi�re personne du singulier. Quelles sont les �tapes de ce combat et pensez-vous �tre compl�tement d�barrass�e du refuge s�curisant et oppressant du nous ? C�est le combat, le parcours qui doit mener l�Alg�rie de la lib�ration � la libert�, ai-je envie de dire d�abord. Mais, et c�est, surtout, ce qui fait de toute vie un voyage initiatique, difficile et douloureux : la connaissance soi. Le �je� interrompt le jeu des mots et du discours, il oblige � un harc�lement sans rel�che. Pour moi, cela a exig� de prendre du recul avec l�Alg�rie fraternelle et collective, dans laquelle je m��tais r�fugi�e, que j�avais rejoint avec enthousiasme aux premiers jours de l�ind�pendance pour combler le trou de la d�possession creus�e par la mort de mon p�re. Une mort dont je n�avais pas fait le deuil, pour la bonne raison que je me suis interdit d�en parler. Il y a eu aussi, chez moi, dans un premier temps, sans me rendre bien compte jusqu�o� cela me m�nerait, un d�sir d�apporter un peu de chair � cette histoire collective b�tie, il faut le dire, sur la n�gation d�une part de soi. Cette �collectivisation� des r�ves, des m�moires a �t� rendu facile par notre anthropologie sans aucun doute, mais ce que j�ai d�couvert c�est qu�elle avait, qu�elle est encourag�e par des m�urs politiques qui y voient l� une mani�re plus facile de commander. Ce que je sais maintenant c�est que le � je� est plus politique que le nous. Ce que nous savons tous c�est que le �je� n�est pas politiquement correct pour nos dirigeants, mais aussi pour nos familles, notre quartier, etc. Il est long le chemin de la lib�ration � la libert� et il commence par soi. Par la litt�rature.