Dehors, le temps va, bouscul� par des cumulonimbus qui ont les bajoues d�une immense barbe � papa, emmen� par l�ombre des peupliers qui court sur l�asphalte sans aller nulle part ; le temps va, corrod� par le rev�che soleil alg�rien, charg� de tant de plaies mal cicatris�es. Dehors, le printemps s�emm�le les pattes dans l�impuret� d�un ciel souill� par l�imminence d�un orage. Les vents sifflent avec fureur sur la toiture. Dedans, les Feux de l�amour rallument la passion �teinte de la �Madone�, comme il se pla�t � d�signer sa femme, Yamouna, qui ne rate jamais l��ternel feuilleton de TF1. Dedans, il s�occupe comme peuvent s�occuper les retrait�s, en lisant dix fois le m�me article de son quotidien pr�f�r�, en cuisinant ou presque, en regardant la t�l� quand sa �Madone� voulait bien la lui c�der. Il se l�ve, va dans la chambre, s��tend dans la p�nombre en attendant que les Feux de l�amour s��teignent. Dans ces moments-l�, son esprit vagabonde et de vieilles images ressortent du pass�. Dans son c�ur, le printemps �ternel brille alors comme un soleil de tendresse, faisant tourner le petit moulin de son c�ur, ressuscitant une nu�e de souvenirs qui envahit son ciel pour y planter le bleu du bonheur. Alors, sans savoir pourquoi, il se sent heureux. Terriblement heureux. Il oublie tr�s vite les petits probl�mes quotidiens. Oubli�e la retraite mis�rable qu�il peine � r�cup�rer, au bout d�une longue attente devant les guichets de la poste. Effac�es, gomm�es, les imbuvables images qui peuvent ternir le beau tableau des souvenirs radieux. La belle saison s�installe alors dans sa t�te. Toute sa vie durant, il n�a connu qu�un seul boulot : cheminot. C�est son p�re qui l�avait orient� vers ce m�tier mythique � l��poque. Lui-m�me avait chevauch� tr�s t�t, � l�aube du si�cle pass�, cette �jument de feu� qui allait de la mer � la steppe, dans un magnifique voyage � travers le Tell et ses hautes montagnes. Plus tard, lorsqu�il rejoignit la grande famille du rail, il connut les m�mes plaisirs, mais sa machine � lui fut une rutilante motrice �lectrique qui avait de la gueule et qui allait beaucoup plus vite que la locomotive � vapeur de ses pr�d�cesseurs. Il se revoit dans �sa� locomotive, entamant la descente de A�n Nafra avec son lourd fardeau de minerai. Les freins grincent dans le calme de la nuit et tout le train semble se cambrer. La moindre h�sitation, le plus petit faux-pas, le plus banal des incidents techniques peut provoquer la catastrophe et il garde en m�moire les nombreux d�raillements survenus sur cette ligne mini�re qui sert de colonne vert�brale � toute la r�gion. Il se revoit aussi � la t�te d�un convoi de plusieurs centaines de tonnes de charge, � travers des rampes de 26 mm par m�tre, sur ce tron�on de tous les dangers qui compte cinq tunnels entre Souk-Ahras et Bouchegouf, � pr�s de 800 m�tres d�altitude. Le pr�cieux chargement qu�il doit conduire jusqu�� la limite de son secteur ira plus tard alimenter ces hauts fourneaux qui ne s��teignent jamais et dont la panse est insatiable. Quelqu�un a-t-il un jour reconnu officiellement le r�le de tous ces cheminots qui ont tant su� sur ces lignes pour permettre � la grande machine de l��conomie nationale de fonctionner normalement ? A-t-on, au plus haut niveau, d�cern� une m�daille aux rois du rail, ces braves patriotes qui, dans la longue histoire des chemins de fer alg�riens et de Bel-Abb�s � Souk-Ahras, ont aliment� toutes les r�sistances contre l�oppression et l�exploitation ? Qu�il neige ou qu�il vente, par tous les temps et toutes les situations, les cheminots n�ont jamais failli � leur mission. Au cours de la derni�re d�cennie, ils furent particuli�rement courageux. Ils men�rent leurs convois vaillamment, � travers les r�gions isol�es, au c�ur du danger et de la nuit noire, pour contenter l�app�tit f�roce des hauts fourneaux, acheminer le gasoil vers les zones les plus recul�es, transporter le bl� jusqu�aux minoteries et amener tout ce qui est utile et n�cessaire � la vie de l�homme. Il se souvient de ces voyages p�rilleux qui le menaient, par des nuits sans lune, dans les profondeurs des gorges et les cimes des djebels. Il attendait le pire, � chaque virage. Dans les petites gares retir�es o� il devait obligatoirement s�arr�ter, il scrutait le moindre d�tail, s�attardant sur les coins et recoins du b�timent principal et des installations annexes. M�me la silhouette du chef de gare agitant sa lampe dans l�obscurit� des quais mal �clair�s, pouvait �tre un leurre, un plan diabolique destin� � tuer, br�ler, saboter. Des gares furent incendi�es et des familles d�cim�es. Qui se souvient de ce train arr�t� en rase campagne par les terroristes du c�t� de Tlemcen et enti�rement incendi� ? Qui se souvient de ces braves soldats de l�ANP rentrant chez eux en permission et qui furent �gorg�s par les hordes sauvages ? Plus tard, la pr�sence en grand nombre de gendarmes surarm�s apporta un peu de s�curit� � ces trains de la peur qui ne se sont jamais arr�t�s de rouler. A aucun moment, le trafic ne fut interrompu. A aucun moment, les cheminots n�ont refus� d�accomplir leur devoir, dans des conditions extr�mes o� le danger des zones non s�curis�es n��tait pas l�unique d�fi � relever. L�argent manquait pour acheter de nouvelles locomotives et les vieilles motrices acquises durant les ann�es soixante-dix et quatre-vingt peinaient � assurer leur mission convenablement. Fatigu�es, us�es, ces juments d�acier qui ont connu une jeunesse �tincelante, n�arrivaient plus � galoper avec la fra�cheur d�antan. M�me les pi�ces de rechange faisaient d�faut. Pourtant, dans les ateliers, loin des sunlights, des hommes vont faire l�impossible pour redonner vie � ces carcasses ratatin�es, utilisant tout leur savoir-faire et leur ing�niosit� pour r�inventer la technologie � l�aide d��l�ments fa�onn�s sur place et de trouvailles astucieuses qui laisseraient pantois le plus brillant des ing�nieurs europ�ens. Et les trains continuaient de rouler et il n�arr�tait pas de raconter � Yamouna les merveilleuses histoires des femmes et des hommes qui ont maintenu la vie dans un corps chancelant, au bord de l�asphyxie. Il n�y avait plus de sous pour importer les machines et il n�y avait plus rien� Seulement, le g�nie b�tisseur des ouvriers alg�riens, ceux-l� m�mes que l�on insulte aujourd�hui, a cr�� des miracles dans chaque usine, � l�int�rieur de chaque atelier, dans les villes et les campagnes et sur chaque pouce de cet immense territoire qui n�en finit pas de r�sister � toutes les temp�tes, � toutes les convoitises et � tous les complots. En ces temps-l�, et pour ne pas changer, les voleurs volaient et les escrocs escroquaient. Les �pouses des bras longs se faisaient offrir des appartements par des walis complaisants ; les locaux et les lots se troquaient � gogo sur le march� de la rapine ; l�honneur �tait vendu en dinars et en devises et la dignit� foutait le camp. Dame bureaucratie et mademoiselle corruption s�adonnaient aux jeux de Lesbos dans les cabinets douillets de l�Administration. Avec un grand A, Monsieur ! Alors jugez-les, jugez-les tous parce qu�il en reste des divisions enti�res. Et le train, Monsieur ! Il ne s�est jamais arr�t�, lui ! Et le cheminot ? Sais-tu o� il habite ? Combien touche-t-il par mois ? Le fric, ce n�est pas ce qui l�int�resse, mais enfin, quand vient le Mouloud, il voudrait, lui aussi, acheter des fus�es � ses enfants qui ne prennent jamais l�avion. Juste pour changer. Pour voyager autrement� Yamouna vient d��teindre le t�l�viseur. C�est l�heure d�aller revoir les infos et leur principale nouvelle : 50 000 milliards de centimes vont retaper � neuf la soci�t� des cheminots ! Son m�me pourra enfin donner le d�part � une de ces machines futuristes qu�il voit � la t�l�vision et qui vont relier Annaba � Alger en cinq heures ! Il rallume le poste et jette un regard fier sur le cadre qui tr�ne au-dessus du buffet : son fils de trente ans arbore dignement sa tenue de chef de gare. Dedans, dans son c�ur, les fleurs de l�espoir poussent, poussent comme une nouvelle passion. Dedans, le printemps du rail lui donne des ailes et il a envie, encore une fois, rien qu�une fois, de forcer ce tas de ferraille charg� de minerai � grimper la pente soukahrassienne dont on dit qu�elle n�a pas sa pareille au monde. Presque � la force de ses bras ! La porte claque. Il se retourne. Yamouna rentre le linge car l�orage vient d��clater� Dehors, le temps va, immortel. Une fleur sauvage pousse entre les rails. Juste � c�t� d�une trace de sang s�ch�. Le temps va� M. F. In Express de nuit P.S. : Je d�die ce texte au conducteur d�chiquet� dans un tunnel de Lakhdaria alors qu�il accomplissait son devoir.