Au d�but, elle n�y croyait pas trop. Sa tante, qu�elle consid�rait beaucoup plus comme une amie intime, lui avait r�p�t� : �L�amour viendra apr�s� Le mariage, la vie commune, les enfants cr�eront des liens si puissants que le sentiment qui en na�tra sera semblable � l�amour.� Il fallait donner du temps au temps et laisser faire la course des jours et la farandole des saisons. Il fallait supporter cette pr�sence �trang�re, la subir avant de s�y habituer. Se dire, qu�apr�s tout, c�est �a la vie des femmes dans notre pays. Celle de l�immense majorit�, ces millions d��pouses soumises qui ne connaissent pas encore la lumi�re de l��mancipation. Au d�but, elle n�y croyait pas trop mais essayait quand m�me. Elle ne pouvait pas refuser l�offre de se marier avec un homme bien plac�, choix qui enchantait ses parents. Un vieux couple sans histoires, retir� dans un appartement ensoleill� de Bab-El-Oued et dont la vie �tait un long moment de silence interrompu, le week-end, par les visites bruyantes de Sandra et de ses petits qui semaient un peu de joie dans ce milieu �plor�. Depuis, les enfants ont grandi et les visites se font de plus en plus rares. Au d�but, elle n�y croyait pas trop mais donnait l�impression de vivre une vie normale, c�est-�-dire qu�elle essayait de faire semblant, tout en accomplissant les t�ches m�nag�res avec s�rieux et d�vouement. L�homme, qui la d�passait d�une bonne dizaine d�ann�es, �tait affable et lui offrait tout ce que pouvait d�sirer une femme de notre �poque : la luxueuse villa, les bijoux les plus �blouissants, les voyages vers les destinations de r�ve� Elle s��tait laiss�e couler sans probl�me dans cette vie facile et avait oubli� que l�homme avec lequel elle vivait n��tait pas l�homme qu�elle aimait� Cependant, cela ne l�a pas emp�ch�e d��tre une �pouse parfaite sur tous les plans. Il est vrai que de temps � autre, le souvenir de l�autre amour, le vrai, l�unique, venait comme un vent d��t�, vigoureux et plein de sensations, lib�rer ses senteurs au pied de sa chambre et raviver cette flamme qu�elle pensait �teinte. Alors tout son �tre s�enflammait et ses sens s��veillaient � un nouveau printemps qui d�vorait chaque parcelle de son corps. Un amour de jeunesse, habill� de rires et de larmes, tendre et savoureux comme le soleil des plages, comme les d�clins vermeils des jours heureux quand le c�ur r�pond au c�ur et que les mains s'entrelacent avant d�aller dessiner des b�guins fl�ch�s sur le sable� Elle se surprenait � �tre heureuse, elle qui sait au plus profond de son �tre que le bonheur n�est pas synonyme de richesses et de belles demeures, ni de voitures somptueuses et de bijoux rares ! Non, elle n�aimait pas l�homme avec lequel elle vivait. Elle s��tait mentie � elle-m�me tout au long de ces ann�es o� elle essayait d�apprendre la vie de couple, d��tre gentille, douce et pr�sentable� Pas de scandales, s��tait-elle jur�e devant la grande glace du salon, un jour que le spleen l�avait envahie, le jour o� tr�s pr�cis�ment elle venait de r�aliser que non seulement elle n��tait pas heureuse, mais qu�elle �tait malheureuse� Les enfants, le bel alibi ! Oui, ils m�ritent tous les sacrifices, toutes les privations, tous les cin�mas pour faire semblant. Mais, au fond, elle n�a jamais aim� cet �tranger trop poli pour ne pas fumer dans la chambre, trop propre, trop silencieux et qui �teint la lumi�re lorsqu�il veut exercer son �droit� de mari� Un gars ordinaire qui s�est enrichi trop vite dans les affaires louches du nouveau capitalisme alg�rien. Un homme p�tri par la fabrique du syst�me qui produit des milliardaires en s�rie dont les richesses fabuleuses s��talent sans pudeur au milieu de la mis�re et de la d�ch�ance humaines. Il �tait le plus fort appui des partis qui appelaient � tuer les terroristes et n�avait pas de mots assez durs pour fustiger les islamistes. Mais le vent a tourn� et les modes ont chang�. Il est toujours au m�me parti et soutient sans probl�me l�amnistie g�n�rale. Il trouve m�me que les islamistes ont leur c�t� positif. Il ne m�che pas ses mots quand il s�agit de qualifier les d�mocrates, les communistes, les opposants et tous �les chiens galeux� qui ne veulent pas voir le pays sortir de l�orni�re. Il est avec tous les gagnants. Choisissant toujours d��tre du bon c�t� de la barri�re, il ne tient pas � se trouver avec les perdants. Elle ne l�aime pas parce qu�il repr�sente l�image la plus hideuse de cette nouvelle classe politico- affairiste qui bat tous les records d�opportunisme. Elle ne l�aime pas parce qu�elle sent que les fortunes qui s�amassent devant elle sont le produit des rapines et de la corruption et qu�elles ne valent pas une galette honn�tement gagn�e par un ouvrier du port. Elle ne l�aime pas parce qu�il est � mille lieues de l�adorable jeune homme qu�elle a mis dans son c�ur un soir de juillet pour l�y enfermer � jamais. Ce beau t�n�breux qui a su la faire r�ver par la simplicit� de sa vie, sa droiture et son profond humanisme� Parti vers d�autres cieux, il a laiss� un grand vide sans sa vie, un immense d�sert qu�aucune accumulation mat�rielle ne saura combler. Le bonheur, c�est quoi, lui avait demand� un jour sa tante. Elle a r�pondu par un long silence, en scrutant l�immense jardin qui s��tendait devant elle� Le bonheur, c�est de se sentir bien. Que l�on soit dans un palais ou dans une masure, c�est cette sensation de pl�nitude qui vous donne l�impression que vous n�avez besoin de rien d�autre que de la grandeur et la beaut� de cet instant. Le bonheur peut na�tre de la rencontre de deux �mes sous le soleil de juillet, au milieu d�une for�t de parasols aux couleurs chatoyantes, tout pr�s des rochers o� viennent mourir les vagues. Voil� le bijou qu�elle gardera dans sa m�moire et dont l��clat guidera ses jours et ses nuits, jusqu�au dernier souffle� Au d�but, elle n�y croyait pas trop et savait que cela se terminerait un beau jour sans regret. Maintenant que ses enfants sont bien install�s � l��tranger, elle n�a plus rien � faire dans cet immense palais o� les vents du large sifflent leur air lugubre du matin au soir. Maintenant que le gars, gonfl� par l�alcool et la pr�tention, s�est d�couvert un autre amour en la personne d�une jeune secr�taire et que ses sorties nocturnes se font plus r�guli�res et plus prolong�es, elle n�a que faire de ce paradis pourri. Un monde � l��clat superficiel, au vernis qui vole en �clats d�s que vous y touchez, une esp�ce de grande illusion qui cache mal la sordidit� amoncel�e au fil des ans, plante affreuse et ignoble irrigu�e par des tonnes de mystifications, de malfaisance, de fausset� et d�ignominies. Maintenant qu�elle a fait sa valise, elle peut appeler un taxi. Et lorsqu�elle monte dans le v�hicule, elle n�a m�me pas le courage de se retourner pour voir une derni�re fois l��le aux plaisirs cens�e avoir h�berg� son bonheur imaginaire durant trois longues d�cennies. Vite, il faut quitter rapidement ce monde de la laideur humaine pour aller rejoindre les siens dans le vieux ventre de la cit�, l� o� vivent les gens ordinaires qui prennent le bus, vont dans les h�pitaux publics et �conomisent pour acheter une Maruti. Vite, vers la vraie vie, vers le pays Alg�rie tel qu�il vit au quotidien ; vite vers le c�ur de Bab-El-Oued, avec ses matins ballonn�s de b�b�s qui crient, ses vendeurs ambulants qui chantent, ses voisines qui se bagarrent, son Mouloudia crayonn� sur les murs, ce vert et rouge moribond sur les terrains mais debout dans les c�urs� Sa tante, qu�elle consid�rait comme une amie intime, lui avait dit un jour : �L�amour viendra apr�s�� Elle sait aujourd�hui que c�est faux. Elle sait que le seul, l�unique amour qui continuera de vivre �ternellement en elle est celui qui a r�sist� � toutes les temp�tes. Reviendra-t-il ? Une pluie fine se met � tomber au moment o� la voiture d�marre. Le reverra-t-elle un jour ? Des larmes ruissellent sur la vitre� Sandra ne se contient plus. Elle laisse les sanglots �clater comme l�orage qui tombe brusquement sur la cit� L�-bas, les parasols volent dans ce ciel inhabituel pour un mois de juillet.