Samedi prochain, ce 14 juin maudit � l�odeur de sang et d�espoir, nous aurons sans doute lu le dernier �ditorial � la gloire de Bouteflika quand Bachir Rezzoug recevra, des mains de la m�re de Matoub Loun�s, le prix de la Plume libre pour l�ann�e 2008. Pourquoi Bachir ? Parce que c�est Bachir. Et que dans les terribles instants de doute et d��garement, il devient salutaire de donner un nom au p�re inconnu. Car il est temps, aujourd�hui, pour la presse libre alg�rienne, sujette aux d�vergondages, de savoir qu�elle a un p�re. Oh, certes, un p�re parmi quelques autres, mais un p�re plus que d�autres quand m�me, sans doute le plus s�ducteur, peut-�tre le plus passionn�, certainement le plus enflamm�. Oui, il est temps de se rassurer sur son pedigree : le journalisme alg�rien est de race ! Il se d�gage encore aujourd�hui, de chacun de nos journaux, l�odeur d�un si�cle d�cisif, le regard de Pia, la col�re de Kateb et le go�t d�un levain oubli�. Nous ne sommes pas orphelins d�une �pop�e. Et nous n�avons rien d�une g�n�ration spontan�e. Nous sommes les enfants d�une longue chim�re f�cond�e ; ses continuateurs d�sarm�s ; ses h�ritiers insouciants. Nous sommes la presse d�sinvolte, oublieuse de sa grandeur. Savoir d�o� l�on vient, se rem�morer nos prestigieuses filiations, c�est recenser, en m�me temps, toutes nos infid�lit�s. Et s�apercevoir, Dieu, � quel point nous avons d�m�rit� de nos puissantes ascendances ! Et si nous avons aujourd�hui si peu d�estime pour nous-m�mes, n�est-ce pas que nous sommes d�pourvus de panache, ayant brad� celui de nos p�res ? N�est-ce pas de s�en �tre interdit les saveurs qui rendent notre m�tier si insipide ? Que gagnerions-nous alors � nous rappeler Bachir ? Une chose capitale : redevenir des amants. Car, enfin, avouons-le, quelle autre fascination nous a jet�s dans les bras de ce m�tier que cette illusion, toujours v�rifi�e, de pouvoir le pratiquer en �ternel libertins ? Or, c�est pr�cis�ment le grand tr�sor que nous laisse Bachir : le journalisme, sur cette terre surtout, le journalisme est une fabuleuse impi�t�. Bachir appelle cela le �devoir d�impertinence�. Exerc� dans la passion, il lib�re l�homme de toutes les servitudes et de toutes les religions, celle de l�argent comme celle du pouvoir. C�est la cl� du journalisme ind�pendant. Mais qui exerce encore ce m�tier dans la passion ? A l�heure o� des �ditorialistes � l��me de m�tayers pr�tent leur voix aux sarabandes officielles pour le troisi�me mandat, la question n�est pas superflue. Constatons au passage, � propos de pedigree, qu�il reste en tout lieu indispensable. Il manque m�me au carrousel des serfs roulant pour le troisi�me mandat. Il leur manque la majest� d�une vraie course de chiens, la noblesse du l�vrier et cette grandeur que Jack London, autre l�gende du journalisme, a si souvent d�crite chez le chien Husky : le caract�re farouchement ind�pendant ! Et manquer de panache devient impardonnable : on croit assister � la parade de la Cavalerie de Saumur, on se retrouve, au final, devant un man�ge de chevaux de bois o� l'on court la bague ! Ce sont toutes ces d�rives et ce d�clin dans la loufoquerie qui condamnent le journalisme � ses yeux, qu�a �vit�s Bachir : l�asservissement au pouvoir et � l�argent, l�obsession de plaire aux puissants, la mutilation de la v�rit� sous un pr�texte commercial ou id�ologique, la flatterie, la vulgarit� ; bref, le m�pris de ceux � qui l�on s�adresse. Le lecteur. Voil� le seul ma�tre. Bachir nous a laiss� la preuve qu�on pouvait diriger un journal � succ�s sans forc�ment le r�duire � une simple entreprise commerciale soumise � la loi capitaliste de l�offre et de la demande. C�est ce qu�il fit avec l�inoubliable La R�publique, au d�but des ann�es 1970, ce quotidien qui marqua des g�n�rations d�esprits et qui reste, � ce jour, un ph�nom�ne in�gal� d�insolence, de libert� d�esprit et de rigueur professionnelle. Avec La R�publique, Bachir a �trenn� le devoir d�impertinence � l�int�rieur du syst�me du parti unique ! Il a r�ussi ! Entre le peuple et les lampions Mais Bachir l�impie nous a laiss� cette autre d�monstration qui �branla, en son temps, le mur des id�es re�ues : fabriquer un journal populaire sans en faire un instrument de puissance soumis � la r�gle totalitaire de la propagande. Ce fut Alger r�publicain! L�aventure qui l�aura le plus passionn�. Avec Alger R�publicain, Bachir tint t�te aux croque-mitaines de la presse et de la litt�rature qui obligeaient d�j� les m�dias � ne s�int�resser qu�aux th�mes sublimes : sexe, frasques, �talage des scandales. Lui l�impie prouva que l�on pouvait faire du journalisme m�me avec les choses m�pris�es par les ma�tres du bon go�t. Le journal d�joua tous les pronostics des paroissiens, surpris qu�on ait pu � la fois s�obstiner dans une ligne de gauche et s�engager sur la voie de la r�ussite commerciale ! Entre le peuple et les lampions, Bachir avait choisi. Il a cr�� pour un peuple de tout temps trahi, et dont il devinait qu�il a toujours eu besoin d�une solidarit� aussi vaste que l�immensit� de ses solitudes. Qu�importe s�il n�avait � proposer aux gazettes que sa patiente guerre contre la d�ch�ance. Bachir fit de cette guerre-l�, une guerre � la mode. A La R�publique, Alg�rie-Actualit�s, Alger r�publicain et m�me El-Moudjahid, contre les machiav�liens, il a laiss� l�id�e d�une presse claire et virile � la voix respectable, b�tie sur la vitalit� plut�t que la haine, la pure objectivit� et non la rh�torique, l�humanit� et non la m�diocrit�. La presse de Bachir cherchait � �clairer plut�t qu�� plaire. Bachir a utilis� la presse comme le plus d�mocratique des porte-voix sans en ali�ner la modernit�. Il l�a fait pour lui aussi. Pour la m�moire de son p�re, avocat, communiste, avec lequel il fut intern� � Theniet-El-Had durant un an par l�arm�e coloniale. Il l�a fait pour son village meurtri, la m�moire et l�avenir. Il �tait l�un des rares � pouvoir dire comme Camus �nous sommes quelquesuns � ne pas supporter qu�on parle de la mis�re autrement qu�en connaissance de cause�. Oui, se rappeler Bachir et redevenir amant d�un m�tier. Pour d�couvrir l�image d�un homme heureux, il fallait avoir surpris Bachir rayonnant devant les amis ou hilare devant ses enfants, fier avec sa fid�le Bibiya. Mais pour avoir le spectacle d�un homme combl�, il fallait avoir surpris Bachir dans une salle de r�daction, tourment� par l��dition � na�tre, Bachir en train de traquer l��v�nement, concevoir une mise en page, pourchasser la formule, s��puiser sur une manchette, pers�cuter le photographe, s�acharner sur l�introuvable illustration, se tourmenter de la l�gende, s�obs�der d�un jeu de mots, Bachir en train de cr�er, Bachir en train de procr�er, puis Bachir triomphal, Bachir exauc�, retombant en enfance devant son �uvre, Bachir ayant f�cond� sa profession par son talent, Bachir �puis� d�un bonheur incomparable et furtif qu�il lui faudra renouveler le lendemain, Bachir pr�t pour la nuit qu�on ne peut pas ne pas prolonger, pr�t pour le dernier verre, Bachir qui passera du surmenage au vide, puis au vertige du petit matin, � �puiser le d�senchantement avant de repartir � la conqu�te d�une autre volupt�, la volupt� du jour : un nouveau journal. Avec lui, comment sortir indemne d�une passion ? On deviendra des amants fid�les. On respectera la musicalit� de l��criture, on fera la chasse aux hiatus et aux assonances, on cherchera le raccourci, et on apprendra � s�duire : �L��dito, une id�e, deux feuillets�, �reportage : des faits, de la couleur�. Autour de Bachir, on �tait tous en s�r�nade.