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Une dispute avec Youcef Chahine Par Arezki Metref [email protected]
Publié dans Le Soir d'Algérie le 03 - 08 - 2008

Plus que le plaisir cin�phile partag� par des millions de spectateurs � travers le monde, je dois personnellement � Youcef Chahine une le�on de journalisme fondatrice. A diff�rentes �tapes et en diverses circonstances de ma vie professionnelle, j'ai �t� conduit � repenser � cette dispute qui m'a involontairement oppos� � lui.
Les cons�quences de cette escarmouche ont toujours �t� en �uvre par la prise de conscience qu'elles ont induite. Elles le sont toujours au point o�, apprenant son d�c�s, c'est la premi�re chose � laquelle j'ai repens�. Ce devait �tre en 1973. J'�tais jeune pigiste culturel incertain, �clectique par l�g�ret�, mais plut�t attir� par la litt�rature et le th��tre que par le cin�ma vers lequel je marchais pourtant � pas forc� en faisant mes armes de cin�phile chaotique � la Cin�math�que d'Alger. Youssef Chahine venait de r�aliser, si mes souvenirs sont bons, le Moineau. Il se trouvait � Alger pour la projection de son petit dernier. J'ai su plus tard que ce film �tait survenu � un moment creux de sa carri�re et que sa collaboration avec l'Alg�rie avait fait, de son aveu m�me, red�marrer cette derni�re. A Echabab, o� je gribouillais sous la houlette protectrice de Kassa A�ssi et de Farah Ziane, un confr�re s'occupait du cin�ma. Il avait pris rendez-vous avec Youcef Chahine pour l'interviewer. Quelques heures avant la rencontre fix�e en d�but d'apr�s-midi, Kassa A�ssi, le r�dacteur en chef, m'alpagua tandis que je tra�nais, oisif, dans la salle de r�daction o� j'imaginais tapi le g�nie qui allait s�ance tenante m'adouber. Le confr�re cens� interviewer Chahine �tant clou� au lit, le r�dacteur en chef me fit savoir qu'il m'incombait d'honorer l'engagement du journal. Or, except� le nom et la fonction du cin�aste, je ne savais strictement rien de lui. Avec Zohra et Baya, les secr�taires de r�daction, � l'occasion documentalistes, nous nous sommes mis en qu�te d'un peu de pitance documentaire pour pr�parer l'interview. Il n'y avait pas alors d'internet et les livres et journaux de �l'�tranger � entraient en doses hom�opathiques dans l'Alg�rie suspicieuse de Boumediene. Pas grand-chose dans la doc : quelques articles de R�volution africaine ou d' El Moudjahid coll�s sur des feuilles 21X27 avec le nom du canard et la date de parution �crits au feutre de couleur. Par chance, je tombai sur un article tr�s fouill� sur Youcef Chahine d�coup� dans je ne sais plus quelle revue . Je le compulsai vite fait de fa�on � pouvoir disserter sur la rupture �pist�mologique, un concept alors tr�s � la mode, op�r�e par le cin�ma de Chahine apr�s Gare centrale. Rupture avec ces films �dulcor�s et ronronnants qui, avec l'image lisse et la voix de velours de Farid El Atrache, endormaient l'Egypte �ternelle dans la douceur de vivre technicolor. Je trouvai Youcef Chahine � la terrasse de l'h�tel El Djaza�r, qui ne s'appelait plus, je crois, officiellement Saint-George. Filiforme, le visage osseux, il avait une chevelure de rocker, peign�e en arri�re et probablement brillantin�e, des favoris noirs de jais qu'on appelait, dans le jargon du fashion alg�rois, les pattes, une chemisette noire pr�s du corps qui lui donnait un air � la fois coquet et solennel, sinon grave. L'homme d�gageait l'impression d'�tre s�r de lui, � l'aise dans ses mouvements et dans ses propos. Il accueillit avec une certaine condescendance ce jeune journaliste ostensiblement intimid� par le monstre sacr� qu'il �tait. Il m'invita � m'asseoir, me demanda ce que je voulais boire et m�me dans quelle langue je souhaitais mener l'entretien. Il me fit comprendre qu'il pouvait, bien entendu, s'exprimer en arabe, sa langue maternelle, en anglais qu'il ma�trisait parfaitement, notamment pour avoir fait des �tudes de cin�ma aux �tats- Unis, et en fran�ais qu'il pratiquait avec maestria et un petit accent semblable � celui de la chanteuse Dalida. Nous avons �limin� l'anglais pour des raisons �videntes et d�cid� de r�aliser l'entretien en arabe. Apr�s la deuxi�me phrase, nous voil� parlant fran�ais mais l'intention y �tait et, pas de doute, m�me Mouloud Kassim, � cette �poque ministre des Cultes et champion de l'arabisation compl�te et int�grale, aurait �t� magnanime � notre �gard. Youcef Chahine moulinait outrageusement des mains en parlant, ce qui �tait la marque infalsifiable de sa m�diterran�it� attest�e par sa naissance alexandrine et constituait un vrai calvaire pour Ghani, mon pote photographe, qui se contorsionnait pour prendre un portrait convenable. Une fois �puis�es les questions g�n�rales que j'avais tir�es au cordeau � partir de la documentation de tant�t et qui, m�me � ses yeux, me donnaient l'air d'un �sp�cialiste de Chahine�, nous en sommes arriv�s � notre propos. Comment parler d'un film que je n'avais pas vu ? Dans cette affaire, je n'�tais qu'une roue de secours, ce qu'il devait ignorer, bien entendu. Je pensai que la m�thode la plus b�te serait, en l'occurrence, la meilleure. �De quoi parle le Moineau, votre dernier film ?�, l�chai-je, candide. Je vis Chahine p�lir tout en articulant sa stup�faction : �Parce que vous �tes venu m'interviewer sans avoir vu le film pour lequel vous avez estim� n�cessaire de m'interviewer ? � Ma parade ne franchit pas le stade de l'onomatop�e. Je dus r�pondre quelque chose comme �Euh !�... Je le revois encore se lever brutalement, bondir comme un ressort, fulminant tout ce qu'il savait, levant ses maigres bras au ciel, prenant � t�moin les clients de l'h�tel qui se pr�lassaient au soleil, les palmiers qui dodelinaient au-dessus de sa t�te, le ciel lui-m�me. Il maugr�a contre cette nouvelle race de jeunes journalistes qui poussaient la d�sinvolture et la paresse, voire l'imposture, non seulement jusqu'� ne pas voir les �uvres dont ils se croyaient autoris�s � parler mais qui, en plus, venaient froidement l'avouer. J'�tais t�tanis� par sa r�action �ruptive qui me paraissait d�mesur�e et th��trale par rapport � la n�gligence, mineure � mes yeux, qui l'avait d�clench�e. Les quelques clients du Saint- George qui, la tasse de caf� ou le verre de liqueur suspendu � mi-chemin entre la table et les l�vres, captaient des bribes de sa col�re, devaient sans doute imaginer gravissimes les motifs de cet emportement. Ce n'�tait pas mon avis. Je trouvais sa r�action suffisante, m�prisante et, pour tout dire, injuste. Je d�cidai de partir sur-le-champ. Dans le hall de l'h�tel, Chahine me rattrapa. Ayant retrouv� son calme, il me fit un sermon que j'�coutai par politesse, convaincu, du haut de ma jeune exp�rience, qu'il n'�tait rien moins qu'un de ces types juch� sur sa �petite� c�l�brit� pour se croire tout permis. Je l'entends encore me dire que j'�tais jeune et que si je voulais faire ce m�tier, il fallait d'ores et d�j� prendre de bonnes habitudes. J'aurais d� lui dire, d'entr�e, que je n'avais pas vu le film et il m'aurait conseill� de le voir avant l'interview. Un cr�ateur s'exprime d'abord par ce qu'il cr�e et aucun autre propos, ni le r�sum� ni le commentaire, ne peut remplacer ce signe premier. Il n'y a rien de plus pr�somptueux, vain et d�plac� que de demander � quelqu'un qui a pass� des ann�es, voire des mois � concevoir une �uvre de vous la raconter pour vous �pargner votre temps. Ma propre col�re tomb�e, je devais bien admettre qu'il avait raison. Quelle emphase que de venir voir Chahine et de lui demander de raconter son film ! Plus jamais, depuis cette dispute, je ne me suis permis de demander � un �crivain, � un cin�aste, � un artiste de me raconter son �uvre. Si je la connais, nous en parlons de fa�on pr�cise et circonstanci�e, comme il se doit. Si je ne la connais pas, j'�vite d'ajouter � l'ignorance l'outrecuidance de l'ignorant. La claque que j'ai re�ue de Chahine, c'est un peu pour moi le bapt�me de l'encre. Mais c'est beaucoup plus tard que j'en mesurerai toutes les implications. J'ai �t� amen�, dans la pratique du journalisme, � c�toyer, voire � fr�quenter ces gens bizarres qui se consacrent � �crire des livres, r�aliser des films, monter des pi�ces de th��tre, peindre des toiles. Dans ce monde-l�, il y a de tout. Il y a les modestes qui s'excuseraient presque d'avoir commis une �uvre. Il y a les narcissiques qui croient que, pour saisir le rythme cardiaque du monde, il faut prendre leur propre pouls. Il y a les m�galos qui consid�rent leur �uvre faite d'argile et que, comme l'homme, leur cr�ation leur fait squatter un pan de ciel. Il y a les indiff�rents qui font de l'art ou de la culture sans s'en rendre compte tellement �a leur est naturel. Mais tous ces gens, si diff�rents, ont en commun la conscience de la singularit� du cr�ateur et de l'�uvre. Les cr�ateurs ne sont pas plus que leurs �uvres interchangeables. Par sa col�re, Chahine me donnait une le�on de journalisme qui se r�sumait dans la peine qu'il convient de prendre pour m�riter de parler d'un sujet. Mais il me renvoyait aussi � la n�cessit� philosophique d'une approche singuli�re de l' �uvre. Je saurai plus tard qu'il faut de l'humilit� et de la p�dagogie dans cette approche. Il y a deux ans, un jeune journaliste de radio m'a pri� de lui raconter � de quoi parle ton film�, faisant allusion au documentaire que j'ai commis sur At Yani. Je ne me suis pas emport� mais je lui ai dit : �Assieds-toi, je vais te raconter une histoire.� Je lui ai racont� la dispute avec Chahine, que ce dernier a d� oublier d�s qu'elle s'est termin�e mais qui continue, moi, de me poursuivre.

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