[email protected] La psychiatrie donne une lecture int�ressante du fondamentalisme religieux. Les pistes qu�elle sugg�re sortent des clich�s m�diatiques pour rendre compte de la complexit� d�un ph�nom�ne qui traverse les trois religions monoth�istes. Le m�rite de l�exercice dont il est question ici revient � l�Am�ricaine Karen Armstrong, auteure d�un monumental �tat des lieux : Le combat pour Dieu : une histoire du fondamentalisme juif, chr�tien et musulman (1492-2001)*. A la croire, tous nos malheurs remontent � 1492, plus pr�cis�ment au 2 janvier de cette ann�e, lorsque les arm�es du roi Ferdinand et de la reine Isabelle conquirent la cit�-Etat de Grenade, dernier bastion musulman en terre chr�tienne. Les deux monarques catholiques, dont le mariage avait r�uni les vieux royaumes ib�riques d�Aragon et de Castille, entreprirent la chasse des juifs et des musulmans, leurs protecteurs, d�Europe. Les trois communaut�s, �tudi�es sur un parcours suffisamment long pour rendre compte du continuum sugg�r� plus loin, ont toutes d�velopp� et d�veloppent encore des �formes de pi�t� militantes dont l�objectif est d�extirper Dieu et la religion des marges dans lesquelles ils ont �t� rel�gu�s par la culture s�culi�re moderne et de leur redonner un r�le central�. Loin d��tre circonscrit � une poign�e de jeunes d�lirants et �gar�s, le fondamentalisme � antichambre de l�extr�misme et, au-del�, du terrorisme et du crime tout court � est l�expression d�un profond d�sespoir, de peur et d�angoisses qui ne peuvent �tre ignor�s sans danger ; �notre ignorance et notre m�pris obstin�s poussant davantage de fondamentalistes � la violence�. La th�se de Karen Armstrong repose sur l�antagonisme malheureux entre le mythos et le logos � deux mani�res compl�mentaires avant qu�ils ne s�affrontent dans le monde pr�moderne) � de penser, de s�exprimer, d�acqu�rir le savoir et d�atteindre la v�rit�. Le mythe couvrait la sph�re du permanent et de l�intemporel, de l�Eternel et de l�Universel, dans notre existence quotidienne, notre exp�rience et notre comportement. Il se r�f�re aux commencements et aux fondations, comme les origines de la vie, les fondements de la culture et les niveaux les plus profonds de l�esprit humain. Incarn� par le culte, le rituel et le c�r�monial, il a pour fonction de donner du sens � l�existence. Ce faisant, il participe � la mise en �vidence du royaume de l�inconscient qui �chappe � l�investigation rationnelle. La mise � mort du mythe par la psychanalyse, notamment freudienne, dans la soci�t� moderne, ouvre la voie au diktat du logos : pens�e rationnelle, pragmatique et scientifique qui nous permet d�agir de mani�re sens�e dans le monde. L�homme de la soci�t� moderne est depuis les Lumi�res tr�s familier avec le logos ; il a perdu le sens du mythos � en qu�te d�action efficace, de raisonnement logique et discursif pour aller de l�avant et d�couvrir du nouveau. En invitant l�homme � s�extirper de �l��tat de minorit� o� il se maintient par sa propre faute�, pour �se servir de son entendement sans �tre dirig� par personne�, Emmanuel Kant (1724-1804), le porte-drapeau des penseurs des Lumi�res et du rationalisme scientifique restera n�anmoins souvent impuissant face aux couches les plus profondes de l�esprit. L�auteure nous invite � comprendre la douleur et le d�sarroi que causent aux fondamentalistes religieux l�exercice des libert�s et la jouissance des acquis de la modernit�. Elle invite � une sorte de compassion et de tol�rance dans la perception de l�adversaire lorsqu�il ressent la modernit� non comme une lib�ration mais comme un assaut agressif. Le fondamentalisme ou l��tat d�esprit conservateur est la r�ponse � une douloureuse transformation du monde conduit par l��thos de l�Occident moderne. Cette modernisation fut difficile et probl�matique aussi bien pour les chr�tiens d�Europe et d�Am�rique que pour les juifs et les musulmans du reste du monde. Les lignes de fracture sont nombreuses ; la principale tient � ce que �le rationalisme scientifique, source de progr�s et de r�ussite pour l�Occident, avait discr�dit� le mythe et s��tait d�clar� seul capable de mener � la v�rit�, alors que la raison �tait incapable de r�pondre � des questions ultimes qui n�avaient jamais �t� du ressort du logos. La prudence, la sobri�t� et la conscience du principe de limitation de ses comp�tences que la science affirmera au XXe si�cle ne suffira pas � vaincre �la mentalit� dominante de la modernit� (qui) avait fait de la science, une id�ologie et (�) refusait d�aller � la v�rit� par une quelconque autre m�thode�. Pour les musulmans, la modernit� est encore v�cue comme �une force �trang�re, envahissante, inextricablement associ�e � la colonisation et � la domination �trang�re�. Faute de leur procurer l�autonomie pr�conis�e par Kant, la s�cularisation, la d�mocratie et les droits de l�homme, elle leur imposa la d�pendance politique. Les plus fondamentalistes d�entre eux �taient pourtant pr�ts � s�en tenir � la lettre au dernier pr�che du Proph�te appelant sa communaut� � s��loigner de l�intol�rance (�il n�y a aucune contrainte en mati�re de foi�) et de l�exclusion (�O hommes, consid�rez que vous vous avons cr��s tous � partir d�un homme et d�une femme, et que nous vous avons con�us en nations et en tribus pour que vous puissiez vous conna�tre les uns les autres�). Les traumatismes de la modernit�, l�id�ologie rationaliste, la substitution du logos au mythos � cumul�s avec la vexation, l�oppression et la pers�cution des individus religieux les plus conservateurs par leurs gouvernements la�cs � ont accumul� du ressentiment : �Encercl�s par des forces sociales soit indiff�rentes soit hostiles � la religion, ils avaient d�velopp� une mentalit� d�assi�g�s, susceptibles de basculer facilement dans des attitudes agressives.� D�o� les r�actions datant des d�cennies 1960 et 1970, pr�conisant, parfois inconsciemment, la th�se d�Edmond Burke (1729-1797) qui consiste � d�velopper une id�ologie contre-r�volutionnaire propre pour d�fier ou esp�rer vaincre les fantasmes rationnels de l�establishment moderne : fantasmes parce des id�es jadis radicales et r�volutionnaires sont d�sormais si autoritaires et r�pandues qu�elles semblaient aller de soi. Les radicaux religieux entreprennent donc de transformer leurs mythes en id�ologie, de telle sorte qu�ils deviennent des blancs-seings pour l�action. Pour mieux combattre le fondamentalisme, il est recommand� de �comprendre son pouvoir d�attraction et ses forces autant que ses limitations intrins�ques�. Si l�impasse du culte de la rationalit� est attest�e par des �chasses aux sorci�res et des guerres mondiales qui furent des explosions de d�raison�, l�exp�rience fondamentaliste a abouti � une caricature � la fois de la religion et de la science, cultivant les th�ologies de haine, de ressentiment et de vengeance et conduisant une petite minorit� � pervertir la religion en l�utilisant pour justifier le meurtre. Et de m�diter cette question : �Les triomphes fondamentalistes n�ont-ils pas abouti, en fait, � une d�faite pour la religion ?� La question semble saugrenue au regard de l�aversion quasi unanime des musulmans pour la violence, mais elle garde sa pertinence quant � la responsabilit� des fondamentalistes dans l�alimentation de l�islamophobie, la d�gradation de notre image aux yeux des autres communaut�s. Retour � la piste psychiatrique. Les fantasmes parano�aques et vengeurs, une fureur d�apparence d�moniaque, la peur et la crainte de la conspiration, les r�ves g�nocidaires et suicidaires, la vision d�une humanit� se pr�cipitant vers une fin terrifiante sugg�rent le diagnostic suivant : �d�rangement profond�. Mais �il est impossible de d�mentir une telle crainte par la logique ou de tenter de la supprimer par des mesures de coercition. Une r�ponse plus imaginative devrait essayer d�appr�cier la profondeur de cette n�vrose�. Une n�vrose �galement perceptible, souligne l�auteur, dans les milieux lib�raux et la�cs. C�est pourquoi, �s�il est vrai que les fondamentalistes doivent d�velopper une conception plus compatissante de leurs ennemis afin de rester fid�les � leurs traditions religieuses, les la�cs devraient aussi �tre plus fid�les � la bienveillance, � la tol�rance et au respect de l�humanit� qui caract�risent la culture moderne dans ses meilleurs aspects, et consid�rer avec davantage d�empathie les craintes, les difficult�s et les besoins que connaissent tant de leurs voisins fondamentalistes et que nulle soci�t� ne peut ignorer sans risques�. Plus facile � dire qu�� faire. A. B. * Karen Armstrong : Le combat pour Dieu : une histoire du fondamentalisme juif, chr�tien et musulman (1492-2001), Paris 2005, Le Seuil, 621 pages.