Madame la ministre de la Culture. Cette lettre n�est pas une r�plique au triste �talage de contrev�rit�s et de diatribes diffamantes que vous avez prof�r�es � mon endroit lors de votre conf�rence de presse du 21 octobre 2008. Pour tout vous dire, je n�y ai vu que calembredaines d�sesp�r�es, somme toute assez classiques chez un r�gime affol� et forc� � l�oukase. J�ai jug� qu�elles ne m�ritaient pas grande controverse ni encore moins un recours � l�arbitrage d�une justice � l�impartialit� al�atoire. Je me suis suffi du spectacle de votre embarras : vous ne savez, d�cid�ment, plus � quelles g�monies me vouer. De �journaliste irresponsable�, j��tais devenu �dangereux trafiquant de capitaux� avant de terminer �apologiste des crimes coloniaux� et, pour l�apoth�ose, �antis�mite�. Et puis, oserais-je vous l�avouer, Madame la Ministre, je m��tais sagement rang� � l�id�e que vous n�avez pas lu le manuscrit. �On� a d� le lire pour vous. Votre intelligence vous aurait interdit, autrement, d�accuser d��apologie des crimes coloniaux� un livre qui rend hommage au combat de Ben M�hidi, de Ben Boula�d et d�une de vos �avocats�, Zohra Drif, mais qui � ceci expliquant sans doute cela � en d�nonce la trahison et l�exploitation politicienne. Si vous aviez lu le texte, vous auriez remarqu� qu�� aucun moment je ne qualifie M. Zerhouni de �Massu� m�me si, je le confesse, je ne m�attarde pas outre mesure sur les hauts faits d�armes du ministre de l�Int�rieur dont je vous laisse seule juge des exploits guerriers. Si vous aviez lu le texte, Madame la Ministre, vous auriez not� qu�il fustige assez tous les Papon et tous les Bousquet pour �tre tax� d�antis�mite. Je remarque au passage que vous faites bon n�goce de la question juive puisque Le village de l�Allemand de Boualem Sansal est interdit pour l��exc�s� inverse de pro-s�mitisme ! Non, je n�aurais pas r�agi � votre conf�rence de presse du 21 octobre 2008 si elle ne s��tait accompagn�e d�un terrible aveu. Plus que l�aveu d�un abus de pouvoir. L�aveu d�une intol�rable voie de fait. Une voie de fait, Madame la Ministre ! Madame la Ministre, vous n�avez pas fait que censurer un livre, vous avez foul� aux pieds les lois de ce pays. Et sur ce pr�judice-l�, qui concerne mon pays, sur cette profanation de l�Etat de droit embryonnaire et, pire, sur la banalisation de l�acte totalitaire, je ne me tairai pas. Rien ne vous autorisait � violer aussi arbitrairement une propri�t� intellectuelle. Rien, surtout pas votre qualit� de ministre d�une R�publique dont vous avez le devoir absolu de prot�ger l�image et de veiller � la conformit� aux r�gles sacr�es d�un Etat de droit. Vous vous �tes autoris�e � �faire justice� vous-m�me. Vous vous �tes autoris�e � interdire un livre sans passer par le juge. Vous vous �tes autoris�e � r�agir au nom des personnes dont vous d�cr�tez unilat�ralement qu�elles sont diffam�es. Vous vous �rigez en tutrice absolue de la Constitution qui, je vous le rappelle, garantit la d�fense de la libert� face aux abus du pouvoir. Vous vous �tes permis une lecture unilat�rale et int�ress�e des lois de ce pays. �Dans un Etat libre, il n�appartient � aucune autorit� politique de d�finir la v�rit� historique et de restreindre la libert� de l�historien sous la menace de sanctions p�nales.� Ce sont d��minents intellectuels et historiens, dont je crois savoir que vous vous piquez de l�amiti�, qui disent cela dans le tout r�cent Appel de Blois : Aleida et Jan Assmann, Elie Barnavi, H�l�ne Carrere d�Encausse, Etienne Fran�ois, Timothy Garton Ash, Rafael Valls Montes, Jos� Gotovitch, Jean Puissant, Sergio Romano, Carlo Ginzburg� Certains ont s�journ� � Alger, d�autres vont y venir. Qu�allez-vous leur dire ? Un conseil, Madame la Ministre : vous devriez lire cet Appel de Blois avant de les recevoir. Aussi me navre-t-il, en ces moments o� la souverainet� du pays est mise � mal, d�ajouter une controverse internationale suppl�mentaire, mais mon r�ve de citoyen ne d�sesp�rant pas de voir na�tre un Etat de droit, mon r�ve ou mon devoir, m�oblige � porter l�affaire devant le Conseil d�Etat. J�attends qu�il statue non pas sur l�interdiction du livre en soi mais sur l�inacceptable voie de fait caract�ris�e dont s�est rendu coupable un ministre de la R�publique en foulant aux pieds les lois de ce pays, en s�autorisant � �faire justice � lui-m�me, au m�pris des r�gles �l�mentaires d�un Etat de droit. Oui, Madame la Ministre, riposter � votre voie de fait est un devoir envers l�avenir de ce pays. En agissant � contre-courant de votre �poque, vous faites plus que discr�diter la R�publique, vous l�engagez dans le dangereux chemin du totalitarisme. Vous ressuscitez, Madame la Ministre, les odieux proc�d�s d�excommunication qui ont servi � Goebbels, � Mac Carthy ou aux int�gristes islamistes. Vous m�accusez de �f�lonie�. Mais c�est toujours au nom d�une conception despotique de la �d�fense de la patrie� que se sont commis les grands crimes de l�Histoire. En l�esp�ce, tout a �t� dit dans cette d�claration du bras droit de Hitler, Goering, lors du proc�s de Nuremberg : �C'est simple d�entra�ner le peuple dans telle ou telle direction� C'est facile. Tout ce qu'il faut dire � ces gens c'est qu'ils sont attaqu�s, en qualifiant les pacifistes de manque de patriotisme, en les accusant d'exposer la patrie � un danger. �a marche de la m�me fa�on dans tous les pays du monde.� Et, de fait, ce fut en raison de leur �non-conformit� � l'esprit allemand � que, le 10 mai 1933, furent br�l�s 20 000 livres � Berlin lors de l'autodaf� nazi, et que furent ainsi condamn�s au feu les ouvrages, entre autres, de Bertolt Brecht, d'Alfred D�blin, de Sigmund Freud, d'Erich K�stner, d'Heinrich Mann, de Karl Marx, ou de Stefan Zweig C�est au nom de la lutte contre �les tra�tres � la patrie am�ricaine� que fut �labor�e la liste noire du maccarthysme, que des cr�ateurs comme Bertolt Brecht, Charlie Chaplin et Orson Welles furent pouss�s � l�exil et d�autres incarc�r�s. C�est cette page abominable que vous voulez faire revivre � l�Alg�rie, Madame la Ministre ? Je remarque que vous en avez, en tout cas, largement pris le chemin. En d�capitant Zaoui, en condamnant Adonis, en interdisant Sansal, Lledo, Benchicou et maintenant Bachi, vous faites le lit de l�int�grisme selon le pire pr�sage de Kabbani : avec vous, l�Alg�rie craint, d�sormais, de se regarder dans un miroir de peur de se d�sirer. Vous me sugg�rez de me limiter � publier � l��tranger. Mais cette patrie dont vous revendiquez la tutelle exclusive, cette patrie est aussi la mienne, l�unique, l�indispensable, l�inspiratrice, et vous ne ferez pas de moi un �crivain de l�exil. Je suis comme l�Allemand que Kastner d�crit dans son �pigramme, apr�s qu�on eut br�l� ses livres : �Je suis un Allemand de Dresde en Saxe/ le pays natal (die Heimat) ne me laisse pas partir/ je suis comme un arbre qui a pouss� en Allemagne/ et qui, si n�cessaire, se dess�che en Allemagne.� J�ai bien peur, Madame la Ministre, que votre nom ne reste dans l�histoire comme celui d�une main noire et tremblante qui, � trop v�n�rer le mot de Goebbels, � �La v�rit� est le pire ennemi de l'Etat��, fut conduite � sortir son revolver � chaque fois qu�elle entendait le mot �culture�. Je terminerai sur un d�tour par votre pittoresque p�roraison : par votre censure, vous m�auriez �vit� de �repartir en prison� ! La litote, � cheval entre l�ironie infatu�e et la condescendance faraude, ne m�a pas surpris : vous ne retenez, d�cid�ment, rien du temps qui passe. Vous en �tes encore � brandir le code p�nal, �arme de dissuasion massive� dont vous oubliez qu�en culture, elle ne sert, selon la formule de Fran�oise Chandernagor, qu�� �exterminer un petit groupe d�imb�ciles�. Votre prison est impuissante et je ne vous ai jamais demand� de m�en pr�munir ! Vous semblez avoir oubli� que l�incarc�ration de 24 mois ne m�avait inspir� qu�un texte, public, lu et publi� le jour de ma sortie : �N�ayez pas peur de leur prison !� Je vous invite � le relire. Et comment, revendiquant mon appartenance � la soci�t� qui conteste, celle qui fut autrefois la v�tre, pouviez-vous m�imaginer sollicitant cl�mence de ce r�gime de ge�liers auquel vous semblez �prouver plaisir � appartenir ? La vie nous a mis face � face et chacun assume, d�sormais, ses actes : vous, l�autodaf� ; moi, mes �crits. Alors, �assumez� Madame ! Sur cette belle perspective, je vous donne rendez-vous pour mon prochain livre (titre provisoire : La dynastie des �gar�s) et vous prie de croire, Madame la Ministre, � ma parfaite consid�ration. Alger le 28 octobre 2008