Qui sont les �enfants de l�actuel� dont vous parlez dans votre livre ? �Enfants de l�actuel�, cela ne veut pas forc�ment parler d�enfants. J�emploie cette expression comme on dit �les enfants du si�cle�. C�est sous forme de boutade d�ailleurs, pour avancer au-del� du questionnement de Freud, il y a un si�cle, dans lequel �tait marqu� surtout le rapport � la sexualit� infantile, compl�tement ni�e � l��poque, et au-del� des enfants du langage, privil�gi�s dans la th�orie lacanienne dans laquelle l�entr�e dans le langage est consid�r�e comme fondatrice de l�inconscient. Dans les XXe et XXIe si�cles, il importe de parler de ceux qui ont subi le silence des guerres, non seulement des grandes guerres, mais aussi � et l�axe de mon livre est autour de cela � des guerres coloniales. Et ce, pour marquer les effets non seulement sur ceux qui les ont subies, mais aussi sur leurs descendants. Il s�agit certes des violences, mais aussi des silences autour de ces guerres qui ont affect� le trajet subjectif des individus. Je dirais m�me, de part et d�autre de la M�diterran�e, m�me si mon exp�rience clinique se r�f�re beaucoup plus aux g�n�rations n�es en France. C�est ainsi que je consid�re les enfants de l�actuel comme les enfants des guerres et des catastrophes. Ce qui ne veut pas dire qu�ils soient hors du sexuel et du langage. Mais ils sont effectivement marqu�s dans leur trajet subjectif, ou pour le dire sur un mode plus courant, dans le d�veloppement de leur personnalit� par les �silenciations� aussi bien du collectif que des familles. On commence � savoir maintenant � mais on n�en parlait pas et c��tait inaudible au moment o� j�ai commenc� mon �coute clinique � le poids du silence et surtout du d�ni autour de l�histoire coloniale. C�est au point o� les descendants non seulement sont dans l�ignorance mais aussi souvent dans le m�pris par rapport � leurs grands-parents. Car comme je vous le disais, les r�f�rents symboliques qui les entourent, juridiques, politiques, culturels activent cette ignorance. De plus, les familles aussi ont �t� �silenci�es� par de multiples raisons que je d�veloppe dans mon livre. Mais ce constat fait, ce qui m�importait �tait de voir les d�g�ts, sur le plan de l��volution d�un sujet, de ce qui se trace de ces d�nis et qui freine son trajet vers une libert� subjective. Parmi ces d�g�ts, j�ai constat� que ces descendants vivaient dans un clivage, un d�ni d'une part d'eux-m�mes, qui n'arrivait pas � se parler, dont ils n'arrivaient pas � avoir conscience. Et ce clivage se manifeste de fa�on tr�s forte comme s�il s�agissait d�une part maudite, non accessible � leur propre entendement et qui, en m�me temps, agit de fa�on souterraine. Cela peut avoir des cons�quences catastrophiques : se prendre pour rien, se consid�rer comme un d�chet et surtout pris dans la honte et dans la haine. �tre ainsi enferm� de l�int�rieur peut entra�ner une infinie violence, une violence sans objet, erratique qui peut se porter sur soi, sur le plus proche ou se d�cha�ner en r�ponse � la violence sociale. Quelle place occupe la question des origines dans la construction de l�exil ? Quel exil ? S�agit-il de l�exil territorial ou de l�exil psychique ? S�il s�agit de l�exil psychique, il est �vident que �pour grandir�, on ne peut qu�acc�der � une position d�exil, exil de la langue originelle, exil du giron maternel ou plus exactement du �tout� qu�il peut repr�senter, acceptation de l�inach�vement et de la diff�rence, sexuelle, g�n�rationnelle qui sont les �l�ments qui constituent l�inali�nable de l�exil psychique. C�est un trajet pour tout petit d�homme. Et dans ce trajet, il s�agit de se s�parer de l�origine, de ce que l�on croit �tre l�origine, sans la renier mais de s�en s�parer. Cette question de l�exil psychique recoupe celle de l�exil territorial mais tout d�pend de quel est le chemin fait par rapport � cet exil territorial. Par exil territorial, j�entends, bien s�r, quitter sa terre pour un autre pays, voire un autre continent. Cet exil territorial peut figer l�emigr�-immigr� dans une croyance qu�il y ait une origine � laquelle il faut revenir et adh�rer, pour se sentir quelqu�un, alors que la question est de reconna�tre cette origine mais sans l�id�aliser, en sachant qu�elle n�est pas le fondement de toute chose, que tout �tre humain s�exile d�une origine fantasm�e. Il est beaucoup question des impasses de l�exil dans votre livre. O� m�ne l�exil et o� ne m�ne-t-il pas ? Cette question recoupe la pr�c�dente. Et je vous remercie de votre lecture car elle �claire un fil du livre dont je n�avais pas explicitement conscience. Les impasses de l�exil, pour reprendre votre expression, sont celles justement o� l�exil ne s�accomplit pas, pas seulement du fait du sujet, mais aussi du fait de tous les r�f�rents de la soci�t� qui l�entoure et qui impose � la fois du silence, du rejet, de la condamnation � l�int�rieur de l�int�rieur, si l�on peut dire. Justement, une de ces impasses serait d��tre exil� de l�int�rieur, � l�int�rieur m�me de la fronti�re. �tre ainsi, c�est se trouver fig� dans une position qui emp�che le mouvement de l�exil psychique. Effectivement, une des cons�quences terribles est de vouloir se faire une origine mythique plus originelle que l�origine, � laquelle, en se soumettant, en s�assujettissant, on devient quelqu�un. Et cela est un pi�ge pour son propre devenir car cela prive tout le champ possible des identifications plurielles et assigne � des r�flexes identitaires qui gomment tout rapport � l�alt�rit�. La soci�t� fran�aise, qui s�est fond�e sur le m�lange,d�nie l�alt�rit� aujourd�hui, pourquoi ce repli ? Vaste, tr�s vaste question. D�abord je pourrais vous dire que la soci�t� fran�aise ne s�est pas vraiment fond�e sur le m�lange. Elle s�est fond�e sur l�assimilation qu�on a l�habitude d�appeler l�assimilation jacobine et il n�est pas s�r que ce d�ni de l�alt�rit� ne date que d�aujourd�hui. Un grand mouvement consistait � dire �deviens le m�me pour que je t�accepte�. D�ailleurs le terme d�assimilation en est un tr�s bon exemple, l�assimilation est une m�taphore digestive qui consiste � avaler l�autre. Donc, je crois que ce mouvement de d�nier l�alt�rit� est tr�s ancien et relativement constant dans la soci�t� fran�aise. On a vu ressurgir dans les moments de crise et d��v�nements catastrophiques � la moiti� du XXe si�cle, notamment au moment de Vichy, cette d�signation de l�autre comme le danger supr�me qu�il faut r�duire dans son humanit� m�me. Si l�on se penche un peu sur la diversit� apparente des �non-Fran�ais� ou des gens qui sont arriv�s en France successivement, on constate qu�il y a toujours un moment douloureux dans leur histoire. Le m�lange ne s�est pas fait sur la base d��tre reconnu comme autre. Ce qui donne l�impression de ce repli actuel est d�abord que l�immigration maghr�bine et d�Afrique noire est essentiellement li�e � l�immigration d�anciennes colonies fran�aises. Et le rejet de l�autre colonis�, ou plut�t l�impossible identification � lui restent vraiment tr�s profonds. Cela perdurera tant que cette histoire n�aura pas �t� banalis�e, travaill�e, repr�sent�e pour que cela fasse des souvenirs partageables par tous, sans qu�ils soient honteux, ni glorieux. Le deuxi�me point est la pr�carit� du monde actuel avec cette mondialisation vacillante, des lois du capitalisme financier, comme on dit aujourd�hui, qui sont de tout autre nature que celle de l�accueil de l�alt�rit� et qui, au contraire, se fondent sur l�exclusion de cette probl�matique. Et conduisent � une folie infantile, narcissique. Il y a �videmment des r�sonances personnelles dans votre livre. En quoi les exil�s se ressembleraient-ils quelque part ? Vous parlez ici d�exil territorial. Le d�placement, le fait d�aller d�un lieu vers un autre, de traverser des mers, de traverser des continents confrontent impitoyablement et inexorablement � une question qui peut �tre �vit�e par d�autres, par ceux qui n�ont pas fait cette exp�rience. Les migrants � et j�ose dire quelle que soit leur situation sociale et culturelle � sont soumis � une n�cessit�, la n�cessit� du passage, la n�cessit� de trouver un ailleurs qui soit dans l�entre-deux, entre ici et l�-bas. Alors ils le font au prix d�un certain nombre de choses. Tout ��migr�-immigr� � arrivant en France, et cela est valable pour toutes les p�riodes de l�histoire, est lui m�me confront� � l��trange. Cet �tranger, ou bien on le subit, ou bien il renvoie � l�inconnu de soi-m�me, � l��tranger de soi que l�on porte aussi en soi. Ceci est un chemin qu�il faut faire ou alors mourir psychiquement. Dire cela est peut-�tre un peu fort, mais c�est parce que je pense au destin des plus vieux, r�duits au silence. Dans tous les cas, c�est un chemin qu�il faut inexorablement faire, quels que soient les r�f�rences, les lieux de d�part et d�arriv�e. C�est en cela que les parcours d�exil peuvent avoir des points de r�sonance dans les exp�riences personnelles des uns avec les autres. Disons que c�est vital pour tout exil� de faire ce chemin s�il veut survivre ou surtout vivre. Je trouve que Abdelmalek Sayad, trop t�t disparu, nous �claire beaucoup sur cette position de l�exil. �La fronti�re invisible� que vous montrez ne passet- elle pas � l�int�rieur de soi ? Oui, on peut effectivement le dire comme cela. J�ai parl� de fronti�re invisible pour souligner, qu�au-del� et � cause de l�assignation � r�sidence soit � des fronti�res g�ographiques, soit � des fronti�res d�exclusion � l�int�rieur m�me d�un territoire, il y a ce non-franchissement de la fronti�re int�rieure, dont je vous parlais dans les questions pr�c�dentes. C�est un obstacle, un arr�t et je pense vraiment que si certains peuvent dire qu�elle se retrouve en toute personne, je ne le crois pas. Je crois tr�s profond�ment que cette exp�rience d�avoir � franchir une fronti�re int�rieure qui, justement, ne correspond � aucun rep�re g�ographique est r�serv�e � ces enfants de l�actuel dont je parlais pr�c�demment et parfois aussi � ceux qui ont eu � faire un brutal d�placement territorial. Qui est l��tranger en France aujourd�hui ? A quoi se signale-t-il � lui-m�me ? Je pourrais impulsivement vous r�pondre. En France aujourd�hui, l��tranger ce sont tous les �sans�, les sans-papiers, les sans-domicile fixe, sans-travail, tous ceux qui sont soumis � la privation. Mais je ne r�pondrais pas de cette fa�on enti�rement � votre question, d�autant plus qu�il y a dans la soci�t� des personnes qui ne sont pas consid�r�es comme �trang�res sur le plan de l�administration, mais qui portent en elles-m�mes l��tranger, qui vivent avec l�ailleurs. En quoi l��tranger se signale � lui-m�me ?� Peut-�tre vous pourriez mieux r�pondre que moi � cette question : vous r�pondre que cela veut dire prendre plaisir � se retrouver avec les gens qui s�occupent des m�mes questions, qui ont un m�me parcours, ne me satisfait pas. Peut-�tre que, paradoxalement, l��tranger qui se signale � lui-m�me est celui qui s�int�resse � l�autre ! L'auteur Alice Cherki est n�e � Alger en 1936, y a fait des �tudes de m�decine apr�s un passage en hypokh�gne. Interne en psychiatrie � l�h�pital de Blida Joinville en 1955. Participe � la lutte pour l�ind�pendance de l�Alg�rie. Exil�e en France en 1957, interne provisoire des h�pitaux psychiatriques de la Seine, rejoint la Tunisie en 1958 puis la RDA et de nouveau l�Alg�rie ind�pendante en 1962. En France depuis 1965, exerce � Paris comme psychiatre et psychynalyste. 1965 : psychiatre dans les services de pr�vention pour enfants et adolescents. Cr�e les premiers services de soins � domicile. 1974 : charg�e de travaux dirig�s de psychanalyse � Jussieu. Depuis 1967, exerce comme psychiatre et psychanalyste. Th�mes de recherche : R�flexion continue sur les rapports entre la psychanalyse et le politique. Plus singuli�rement � travers les ann�es, sur la mise � mal des sujets sur les silences de l�histoire, de g�n�ration en g�n�ration. Bibliographie Ouvrages : La fronti�re invisible, violences de l�immigration, Editions Elema, 2006. Frantz Fanon, portrait, Editions du Seuil, 2000. Les Juifs d�Alg�rie, Editions du Scribe, 1987. Retour � Lacan ?, Editions Fayard, 1981. Articles : L�homme au profil andalou, in Mon p�re, Ed. Chevre-feuille �toil�e, 2007. Qui �tes-vous, Madame la France, in C��tait leur France en Alg�rie avant l�ind�pendance, Ed. T�moins Gallimard, 2007. Colonies la lettre en souffrance, in La chose traumatique, Ed. l�Harmattan, 2005. Le retour de l��tranger, in Enfances et cultures, Ed. Anpase, 1986.
SIGNET La fronti�re qu'on ne voit pas Dans nos si�cles o� les conditions politiques et �conomiques rendent les migrations intenses et p�rilleuses, il n'est pas dit que les fronti�res les plus dures soient celles qu'on garde avec des soldats et des barbel�s. Alice Cherki, psychiatre et psychanalyste, qui conna�t bien les cons�quences psychiques de l'immigration, est famili�re de ces fronti�res mais des fronti�res invisibles, qui passent � l'int�rieur d'une m�me personne, et qui sont les plus redoutables entre toutes parce qu'elles enferment dans les impasses subjectives. Dans ce livre, l'auteur prend un point de d�part, la colonisation de l'Alg�rie. Elle �tudie les cons�quences du traumatisme qu'elle a occasionn�, � l'instar des massacres et g�nocides dont malheureusement le XXe si�cle n'a pas �t� avare. Les repr�sentations sur �les enfants de l'actuel� provenant de la m�moire familiale, confront�s � l'image renvoy�e par le pr�sent de la situation de �migrant�, d���tranger�, entra�nent, � coup s�r, un exil psychique qui est une cons�quence de l'exil territorial connu une, deux ou trois g�n�rations plus t�t par les parents. Pour qui veut d�cortiquer les fils qui composent la toile d'araign�e invisible des violences subies par les immigr�s avec toutes les r�f�rences aux liens entre la psychanalyse et la politique, ce livre est absolument indispensable. Bachir Agour La fronti�re invisible, violences de l'immigration, Alice Cherki, �ditions Elema (France)