De mon temps, on ne se perdait pas en conjectures pour s'offrir une cure de poissons � toutes les modes. Faire un extra, �tait � la port�e de tous. A cette �poque-l�, nos c�tes prestigieuses pullulaient de poissons de toutes sortes, du rouget de friture au rouget de roche, du merlan des postes de La Madrague � la dorade, pagre, du m�rou � l'ange, chien et loup de mer et de la crevette imp�riale � la s�pia, calmar et bien entendu la fameuse hu�tre (c�te bleue), class�e jadis meilleure au monde. On avait l'embarras du choix, 35 DA le kilo. Quant au plus riche en om�ga 3, la sardine, la vraie, 5 DA le kilo, le prix revu � la baisse au fur et � mesure que l'heure fatidique de la fermeture du march� avan�ait. Sans doute, ainsi d'ailleurs qu'il est tout � fait naturel � tout ancien marin p�cheur ou poissonnier, emport� par l'�coulement des ann�es fera-t-il de plus en plus souvent r�f�rence aux radieuses sorties en mer sur des lamparos, chalutiers � partir des ports de p�che qu'�taient la P�cherie, Chiffalo, Bou-Haroun, Bou-Isma�l, Cherchell, Dellys, Azzefoun... dont il est impossible de d�crire le charme unique, tant ils demeurent impr�gn�s d�une indicible splendeur. Les petites mais belles conserveries par leur production optimum, pas trop �loign�es des quais, grouillaient de personnel affair� � conditionner la meilleure des conserves d'anchois, de sardines, maquereaux et de thon, ne sont plus aujourd'hui que des souvenirs amers. De nos jours, le poisson, toutes esp�ces confondues, est devenu une denr�e de luxe au m�me titre que le caviar (iranien) en Occident, un produit r�serv� exclusivement aux nantis. Je vais souvent chez un ami, poissonnier de longue date, auquel je rends visite tous les matins au march� de Belcourt pour discuter des choses de la vie et admirer son �tal. Parmi les citoyens des deux sexes, beaucoup s'arr�tent devant l'�tal en regardant longuement la diversit� de poissons soigneusement �tal�s puis repartent gentiment sans oser demander le prix ; d'autres par contre int�ress�s par un achat, montrent du doigt le poisson choisi. Pes�, emball�, ils ne discutent pas le prix, payent rubis sur l�ongle et s'�clipsent en dandinant, certains de faire un bon repas �sp�cial poisson �. J'assistais � cet incessant ballet de clients potentiels, de curieux, de fouineurs de la bonne affaire, sans y attacher trop d'importance. Au moment o� j'allais quitter mon ami, voil� qu'un bonhomme d'un certain �ge, la soixantaine s'arr�ta net devant l'�tal, pendant un moment il scruta tous les poissons qui donnaient � l'�tal une couleur arc-en-ciel avant de demander confirmation aupr�s du poissonnier ��a c'est de la kabala, zermoumia, bakora, sar, zriga, bazouk, mafroune, etc�. Il ne demandait que la confirmation du nom peu connu dans le langage vernaculaire. Affable mon ami (jasseron) lui demanda : �Pourquoi vous me sollicitez, alors que vous connaissez tous les noms de ces poissons expos�s sous vos yeux.� Avec un long soupir, le sexag�naire lui r�pondit avec un sourire �c'�tait juste pour savoir si je n'ai pas oubli�, avec les temps qui courent on peut oublier m�me ce que nous avons d�n� hier�. En gardant le sourire, il nous salua et repartit lentement les mains derri�re le dos. Abasourdi devant cette r�ponse p�remptoire, j'avais remarqu� dans ce soupir, ce regard lointain et ce sourire qui laissait entrevoir a priori une jeunesse dor�e que cet homme se disait au fond de lui-m�me �je remercie Dieu, ses proph�tes, ses saints et les hommes de ce pays, il y a 40 ans, de m'avoir permis de go�ter � ces poissons autant de fois que j'en ai eu envie�. La privation ! Voil� le g�chis qui stigmatise un homme, et non ses erreurs de parcours, ses passions. C'est le p�ch� de �l'indiff�rence �. C'est cette douleur qui nous condamne � la douleur. En �loignant de nous des choses autrefois accessibles. Nos enfants, parmi eux beaucoup tent�s par la harga, prononcent notre propre verdict de bannissement pour sceller leur in�luctable exil.