Ce n�est que vers les ann�es soixante que les hommes de th��tre alg�riens d�couvrent concr�tement l�exp�rience dramatique et dramaturgique de l�auteur allemand Bertolt Brecht. Ses textes, traduits et/ou adapt�s, ont domin� la sc�ne � un certain moment du parcours th��tral alg�rien. Ould Abderrahmane Kaki, Hadj Omar, Hachemi Nourredine, Kateb Yacine, Abdelkader Alloula et bien d�autres s��taient s�rieusement int�ress�s � ce champ dramatique qui leur permettait de revoir de fond en comble leur propre pratique. Par Ahmed Cheniki Ansi, un homme comme Alloula a repris un certain nombre d��l�ments esth�tiques et techniques et de supports id�ologiques pour mettre en �uvre sa propre exp�rience. Les r�alit�s historiques de l�Alg�rie incitaient quelques hommes de th��tre � adopter le discours brechtien et � mettre en sc�ne certaines de ses pi�ces. Le propos de l��uvre de Brecht correspondait au discours politique de l�Alg�rie ind�pendante. C�est surtout apr�s 1960 et les ann�es 1970 que les troupes alg�riennes allaient mettre en sc�ne des pi�ces de l�auteur allemand ou s�inspirer de son exp�rience dramaturgique. Les troupes d�amateurs n�arr�taient pas dans leurs interventions ou lors de d�bats publics de citer ou de brandir le nom de Brecht comme pour se donner une �me de �r�volutionnaire� ou s�investir d�un espace de l�gitimation. Il est consid�r� comme une source de r�f�rence essentielle de l�activit� th��trale. Les troupes du th��tre d�amateurs mont�rent plusieurs pi�ces de Brecht ces vingt derni�res ann�es. C�est surtout l��l�ment de distanciation, souvent malmen�, qui fut le plus employ� par les troupes tout en le d�pouillant de son contexte esth�tique et historique. Cette �criture dramatique qui prend pour point de d�part l�exp�rience �pique de Brecht se trouve souvent pi�g�e par l�absence d�une s�rieuse formation th��trale, n�cessaire � la compr�hension de l�acte th��tral �pique. Tout le monde, certes, se proclamait disciple de l�auteur allemand, mais on arrivait rarement � comprendre les tenants et les aboutissants de cette �criture brechtienne qui remettait profond�ment en question les conventions et les normes du th��tre dominant. Lors d�une session du Festival du th��tre d�amateurs � Mostaganem, nous avions demand� � une centaine de personnes de nous citer les titres de ses ouvrages th�oriques, seuls cinq participants ont r�ussi � apporter des r�ponses justes. Le choix de la forme �pique et du fonctionnement par tableaux emprunt�s � Brecht permet aux com�diens de r�diger collectivement leurs textes. On sait que la �cr�ation collective � est un �l�ment essentiel de la pratique des amateurs. Le ph�nom�ne de �participation� (et du gestus social) renforce la dimension didactique, pr�occupation majeure des troupes, et met en �uvre un climat propice au dialogue (feed-back). La qu�te de la communication directe passe ici par l�usage souvent abusif de trouvailles techniques et d�outils th�oriques brechtiens mal assimil�s dans la plupart des cas. Il n�est pas rare de voir �voluer sur sc�ne des com�diens portant des banderoles sur lesquelles sont inscrits des slogans puis�s dans le discours officiel (�Vive la R�volution agraire� ; �La terre � ceux qui la travaillent�). La traduction ou l�adaptation en arabe, souvent marqu�e par une excessive moralisation, annihile parfois la force subversive des textes de Brecht qui perdent ainsi leur caract�re id�ologique et les rep�res esth�tiques fondamentaux. La traduction se fait � partir du fran�ais, non de l�allemand. Le Cercle de craie caucasien, mont� en 1969 � Alger par le Th��tre national alg�rien (TNA), vit sa puissance dramaturgique et son discours id�ologique se neutraliser � la suite de la suppression de quelques sc�nes de la premi�re partie du texte, consid�r�e comme essentielle dans la mesure o� elle permet la mise en branle de tout le syst�me de significations et l��laboration du sens global. C�est vrai que Brecht fait allusion au jugement de Salomon, une r�f�rence difficilement admise � Alger. La structure narrative originelle dispara�t et se trouve remplac�e par une �criture lin�aire qui d�sarticule le discours th��tral de d�part. Groucha devient un personnage bon, mais socialement non d�fini. Ce qui d�nature le propos de l�auteur. Groucha est un personnage dynamique et agissant. Brecht est souvent d�natur�, marqu� du sceau moral dans la grande partie des adaptations entreprises en Afrique noire et dans les pays arabes. Les personnages fondamentaux ob�issant � une lecture et � une logique mat�rialiste se retrouvent v�tus d�un oripeau moral, ce qui transforme radicalement le propos de l�auteur qui s�inscrit dans une optique id�ologique pr�cise. Les choix esth�tiques sont, dans l�exp�rience brechtienne, d�termin�s par les contingences id�ologiques. Ainsi, les pi�ces perdent leur substrat id�ologique et voient la fonction des charges esth�tiques d�tourn�e du sens initial pour ob�ir � un discours de type moral. C�est le cas de la relation �quivoque entre Puntila et Matti dans Ma�tre Puntila et son valet Matti, mont�e par le Th��tre r�gional d�Oran (TRO), de Groucha et du juge Azdak dans Le Cercle de craie caucasien, de la m�re Carrar dans Les Fusils de la m�re Carrar et de Chen-t� dans La Bonne �me de S�-Tchouan, toutes trois mont�es par le Th��tre national alg�rien (TNA) ou les agitateurs de La D�cision, adapt�e par un groupe d�amateurs d�Alger. Le travail de Brecht sur les personnages (�division� des personnages, d�doublement, �clatement) et l�espace (pr�sence d�espaces antagoniques) est souvent gomm�, parce que n�cessitant souvent une certaine culture th�orique et exigeant une tr�s bonne ma�trise des techniques d��criture sc�nique et d�interpr�tation. Ainsi, Brecht �tait construit dans un moule conventionnel qui lui sied tr�s mal et contre lequel il avait b�ti son exp�rience. Cette perte d�identit� marque la grande partie des traductions et des adaptations. La Bonne �me de S�-Tchouan de Nourredine El Hachemi privil�gie le discours moralisateur et utilise la structure du conte populaire. La dimension sociale et id�ologique semble prise au pi�ge d�une �criture lin�aire desservant l��uvre et perturbant sa coh�rence interne et sa logique narrative. La fragmentation du r�cit dans l��uvre de Brecht n�est pas un proc�d� fortuit, mais ob�it � des consid�rations esth�tiques et id�ologiques. Ce que ne semblent pas avoir saisi les adaptateurs qui sacrifient la dimension po�tique sur l�autel d�une relation dialogique truff�e de proverbes et de dictons populaires. Tous les passages se r�f�rant � la religion sont transform�s ou d�finitivement supprim�s. Les �dieux� subissent un s�rieux glissement lexico- s�mantique. Ils sont traduits par �les bienfaiteurs� ou Dieu au singulier. Ce discours � caract�re moral et didactique n�est pas uniquement le fait de Nourredine El Hachemi, mais correspond � une tradition inaugur�e par les pionniers du th��tre en Alg�rie. Les pi�ces traduites ou adapt�es de textes de Brecht ne correspondent pas souvent au discours id�ologique de l�auteur et r�duisent substantiellement la port�e des instances esth�tiques. M�me sur le plan du r�cit, le mode d�agencement brechtien marqu� par des ruptures successives et fonctionnant comme une suite de micror�cits laisse souvent place � une structure lin�aire d�naturant tout simplement le discours th��tral initial. La dimension po�tique, �l�ment fondamental de l��uvre, dispara�t au profit de r�pliques s�ches et sans vie qui emp�chent la mise en �uvre de situations �piques. De nombreux auteurs et metteurs en sc�ne d�tournent le sens profond de l��uvre et lui �tent sa dimension politique. En n�employant que l�effet de distanciation, d�ailleurs souvent mal assimil�, ils ne r�ussissent pas � rendre claire l��uvre brechtienne qui fonctionne comme un tout. Tous les �l�ments du langage th��tral, incontournables et interd�pendants, concourent � l��laboration du sens et mettent en �uvre les diff�rentes significations de la pi�ce. Les tableaux fonctionnent, certes, de mani�re relativement autonome, mais convergent vers la mise en �uvre d�une unit� discursive et narrative. Quelques adaptations, comme celles de Ould Abderrahmane Kaki, apportent une certaine fra�cheur au texte brechtien et se caract�risent par une mise en relation de deux logiques narratives, l�une emprunt�e � Brecht, l�autre � la litt�rature orale. Le travail prend un caract�re personnel. Kaki ma�trise les techniques du th��tre de Brecht et poss�de aussi une s�rieuse connaissance du fonds culturel populaire. Cette association syncr�tique paradoxale met en �uvre une rencontre originale et singuli�re de deux univers dramatiques, apparemment incompatibles. Kaki r�alisa une int�ressante adaptation de La Bonne �me de S�-Tchouan. Il reproduisit carr�ment l�architecture structurale du texte de l�auteur allemand tout en donnant un cachet local � la pi�ce en recourant � une l�gende populaire intitul�e Les Trois marabouts et la femme aveugle. Ce jeu avec le texte originel �tait marqu� par une transformation des noms des lieux et des personnages et la cristallisation des �v�nements dramatiques dans un espace et un temps mythiques. Cette pi�ce aborde un probl�me m�taphysique, celui de la bont�, et met � nu les superstitions populaires souvent exploit�es par des charlatans ou des milieux v�reux. Cette construction syncr�tique r�unissant des �l�ments extraits de deux logiques narratives diff�rentes permet la mise en �uvre d�un discours th��tral original et d�une mise en sc�ne ouverte, inscrite dans une logique de communication qui interpelle le public retrouvant, par la m�me occasion, les signes de sa culture populaire. L�effet de distanciation et l�agencement du r�cit en tableaux sont des faits caract�ristiques communs aux exp�riences dramatiques brechtienne et populaire. Kaki apporte la preuve qu�� partir d�un texte de Brecht, il est possible de produire une nouvelle pi�ce porteuse et productrice de nouveaux signes ancr�s dans le v�cu et la culture de l�ordinaire. Si Kaki assume la part de l�h�ritage de Brecht dans son th��tre, Kateb Yacine cherche souvent � en minimiser l�importance. L�auteur de Nedjma est, certes, en d�saccord avec Brecht sur un certain nombre de points, mais il n�en demeure pas moins que son th��tre emprunte � celui-ci de nombreux proc�d�s techniques. Les relations continues qu�entretenait Kateb avec Jean-Marie Serreau, l�artisan de la d�couverte du dramaturge allemand en France et le metteur en sc�ne des premi�res pi�ces de l�auteur alg�rien, ne pouvaient que laisser d�ind�l�biles traces dans son th��tre. Kateb Yacine d�couvrit le travail th��tral et le m�tier de la mise en sc�ne gr�ce � sa rencontre avec Jean-Marie Serreau. Le fonctionnement en tableaux, le d�doublement des personnages, l�absence de coulisses et la pr�sence constante des musiciens et des com�diens sur sc�ne jouant ou attendant leur tour, et l�usage des sons, des �l�ments du th��tre brechtien qu�on retrouve dans l�exp�rience th��trale de Kateb Yacine, notamment celle des ann�es 1970, entam�e par la r�alisation de sa pi�ce, Mohamed, prends ta valise. Il interroge l�Histoire dans une perspective mat�rialiste et recourt souvent � des personnages r�els qu�il associe � des entit�s imaginaires : Mohamed prends ta valise, L�homme aux sandales de caoutchouc, La guerre de 2000 ans, Palestine trahie, Le Roi de l�Ouest�). L�effet de distanciation marque toute son exp�rience. Ainsi, la fragmentation du r�cit (ainsi que l�usage d�un ton didactique) permet l��clatement des instances du temps et de l�espace caract�ris�s par un certain fourmillement s�miotique et une diss�mination du sens. La mise en pi�ces des diff�rentes entit�s temporelles et spatiales provoque l�effet de distanciation consolid� par le jeu particulier des com�diens et les digressions au niveau du r�cit. Mais Kateb Yacine ne semble pas tr�s convaincu de la possibilit� de transposer l�univers brechtien dans l�espace dramatique alg�rien. C�est vrai que le probl�me du tragique reste encore pos� dans des soci�t�s vivant des situations tragiques. L�Alg�rie connaissait une v�ritable trag�die, une douloureuse exp�rience durant la p�riode coloniale. C�est pour exprimer cette r�alit� que Kateb Yacine avait �crit des pi�ces tragiques racontant les blessures d�un peuple : Le Cadavre encercl� ou Les anc�tres redoublent de f�rocit�. Nous retrouvons d�ailleurs la m�me mani�re de faire dans le th��tre de l�Antillais, Aim� C�saire qui, dans ses pi�ces Le Roi Christophe, Une Saison au Congoou Une Temp�te mettait en sc�ne des personnages et des situations tir�s de l�histoire tragique de l�Afrique. Kateb consid�rait ses pi�ces comme des trag�dies optimistes, ouvertes, laissant le proc�s narratif ouvert. Ses pi�ces sont l�expression d�un v�cu tragique marqu� par une extr�me violence. Ses personnages, vivant une situation double, se meuvent tant�t dans l��pique, tant�t dans le tragique, se caract�risent par leur combat pour la survie, m�me leur fin tragique est une ouverture vers la vie, la r�surrection. Dans L e Cadavre encercl�, Ali continue le combat entam� par Lakhdar, son p�re. Mais audel� du d�saccord autour de la notion du tragique, la d�claration de Kateb Yacine pr�te, par endroits, � �quivoques. Le regard qu�il porte sur l�effet de distanciation nous semble trop sch�matique et peu op�ratoire. D�ailleurs, ce proc�d� n�est nullement absent dans le th��tre de Kateb Yacine. Les com�diens prennent souvent un certain recul avec les personnages qu�ils interpr�tent, jouent plusieurs r�les, communiquent directement avec le public, arr�tent le r�cit puis le reprennent tout en provoquant une sorte de c�sure, espace fondamental de l�effet V. Nous ne sommes pas du tout convaincus par le jugement n�gatif port� sur ce proc�d�, fortement pr�sent dans l�espace narratif du conteur populaire. Les critiques pouvant �tre �ventuellement adress�es � Brecht concerneraient plut�t les conditions r�elles, c�est-�-dire mentales de la r�ception. La relation cathartique, contrairement au discours de Brecht, traverse toute la repr�sentation et met en �uvre de multiples manifestations affectives et �motionnelles du spectateur. Sur le plan pratique, les choses sont plus complexes. Il faut comprendre �galement que le th��tre ne se lib�re pas aussi facilement de sch�mas s�culaires concourant � son �mergence. Les troupes alg�riennes adapt�rent de nombreux textes de Brecht et lui emprunt�rent ses proc�d�s et ses techniques dramatiques. Mais la mise en sc�ne, souvent embryonnaire, restait incapable de rendre sur sc�ne la substance th�matique et esth�tique de l��uvre brechtienne. En 1982, le centre culturel de la wilaya d�Alger monta Le Proc�s de Lucullus qui, traduite en arabe �dialectal�, fut amput�e de sa dimension politique et id�ologique. Des mots et des expressions importants furent tout simplement supprim�s ou transform�s pour �pouser les contours du discours moral, mettant entre parenth�ses les param�tres sociaux. Les com�diens, trop crisp�s, ne r�ussirent pas � d�mystifier le h�ros ni la notion d�h�ro�sme individuel, au c�ur du proc�s narratif et discursif du texte originel. Brecht s�en prend � l�h�ro�sme individuel, il propose une nouvelle lecture du mouvement historique, sans h�ros. Pour Brecht, il n�y a pas de h�ros parce que celui-ci nie l�homme. Dans la mise en sc�ne du centre culturel de la wilaya d�Alger, la dimension comique et le processus de d�mystification du h�ros ne furent pas mis en �vidence.