Au milieu des années 1970, on le rencontrait presque quotidiennement dans un bureau appartenant au service culturel de la Sonatrach à Bab El Oued. On garde à ce jour l'image vivante de Hadj M'hamed El Anka qui était tout le temps entouré d'artistes et d'amateurs de Chaâbi. C'était hier, c'était la belle époque. C'était hier, c'était la belle époque. Ce petit bureau de la rue Mohamed Boubella à Bab El Oued était un point important de l'histoire du Chaâbi. Le chanteur et parolier Abdelkader Zouaoui, Kamel Ferdjallah, Chaou Abdelkader, Mehdi Tamache, Abderrahmane Koubbi, feus Mohamed Rachid, Abdelaziz Babaya,Sadek Touati et Mohamed Boumrah, le virtuose du Banjo Naguib, l'inévitable Mahrez, un mélomane connu dans le milieu du Chaâbi et tant d'autres chanteurs et chanteuses telles que Nardjess et des musiciens professionnels et amateurs sont passés par là pour parler de musique et prendre conseil auprès de Hadj M'hamed El Anka et Cheikh Mohamed Mahboub Stambouli ( mon père) qui dirigeait tous les jours les répétitions de la troupe théâtrale amateur de Sonatrach dans ce local. El Hadj, portant son Burnous au dessus d'un costume souvent de couleur sombre se tenait à la droite de Cheikh Stambouli qui était derrière son bureau. Lorsque les deux maîtres parlaient des grands chanteurs des années 1930 – 1940 ou des poètes tels que Sidi Lakhdar Benkhlouf, Benmasaib et Bensahla ou citaient des hommes tels que Mohamed Bencheneb ou Cheikh Benzekri, tout le monde se mettait à l'écoute. Le petit bureau se transformait en une salle de cours d'histoire. Le jour où El Anka a pleuré C'était hier, c'était la belle époque et le tout Alger savait qu'El Anka allait quotidiennement au petit bureau de Bab El Oued. Donc, les amis du pionnier du Chaâbi ainsi que les curieux savaient où le trouver. On se souvient de cette belle époque où un jour un certain Bob, ami du maître a ramené un Magnétophone à Bobine pour nous faire écouter un enregistrement rare de la chanson Fatma. Ce jour-là, El Anka qui s'était rappelé sa mère, n'avait pas retenu ses larmes en lançant en sanglots : «Fatma, Yemma». Ce jour-là, on a tous pleuré. C'était hier, c'était la belle époque et il arrivait souvent qu'El Anka fasse un signe à Babaya qui avait une légendaire Peugeot 403 noire pour nous mener quelque part prendre de l'air ou du Mechoui à Staoueli. Il nous disait : «Si la vie n'est pas joie et musique, que serait-elle alors ?» Dans la 403 noire de Babaya, El Anka se tenait toujours à l'avant et ce n'était qu'hier, la belle époque. On se souvient le jour où le maître nous avait invités à un repas au restaurant La citadelle se trouvant à la Chiffa entre Blida et Médéa. Ce jour-là, l'équipe était au complet. Dans la deuxième voiture, une Ford Capri couleur brique appartenant à Chaou Abdelkader, il y avait Cheikh Stambouli, Mahrez, Naguib alors que nous étions dans la fameuse 403 de Babaya. En ce jour ensoleillé, après la sortie du restaurant La citadelle, El Anka avait décidé de prendre quelques photos souvenir avec comme toile de fond un beau paysage des monts de l'Atlas blidéen. Dans ce bureau de Bab El Oued, on avait compris qu'El Anka tenait au développement du Chaâbi. Un jour, on a vu le maître encourager une jeune fille qui voulait se lancer dans le Chaâbi. Elle fit sur place un essai en interprétant une chanson alors qu'El Anka tapait de sa canne en lui lançant «Tebîi El Mizane (*suis le rythme)». Cette jeune fille aurait pu être la première chanteuse et surtout élève fille d'El Anka, sachant qu'au conservatoire, il n'y a eu que des garçons dans la classe du maître et que le Chaâbi était considéré comme un style réservé uniquement aux hommes. Dans ce petit bureau de Bab El Oued, on avait vu El Anka montrer à feu Boualem Derradji comment interpréter «Men Ybat Yraî Lehbeb» dans un style pur Chaâbi Ankaoui alors que cette Qaçida a été de tout temps chantée dans un style Hawzi. Valeur… Dans ce petit bureau, on avait compris qu' El Hadj connaissait sa valeur. A notre question sur le fait qu'il n'avait pas été invité pour l'émission «Rasd Oua Maya» qu'animait Leila et qui avait vu le passage des plus grands chanteurs tels que Driassa, Lamari, Guerouabi et Seloua, El Hadj nous avait répondu qu'il avait demandé la somme de deux millions de centimes et exigé qu'on lui paye les cachets de tous ses passages à la télévision depuis l'indépendance. D'après une autre source très sûre, le maître avait exigé à l'ancien directeur de la RTA Abderrahmane Laghouati qui s'était déplacé en personne pour le voir, la somme de 50 millions de centimes, ce qui prouve encore qu'El Anka qui connaissait sa valeur était très exigeant. C'était hier, c'était la belle époque et on ne peut oublier chaque instant passé dans ce petit bureau aux côtés de ces grands maîtres qu'étaient El Anka et Stambouli. Un jour, un mélomane avait demandé au maître pourquoi il n'interpréterait pas la Qaçida «El Wafat» lors des concerts ou les fêtes familiales et le maître avait répondu : «pour chanter El Wafat, je devrais faire d'abord mes ablutions et avoir devant moi le public idéal qui puisse comprendre les paroles et les sentir, ce qui est impossible aujourd'hui» C'était hier, c'était la belle époque et El Hadj M'hamed El Anka qui était toujours épinglé nous parlait chaque jour d'un nouveau sujet. Il nous parlait des effets de la célébrité, de la valeur d'un artiste, de la bonne mémoire et de toutes ces qualités de chanteur dont il avait le secret. C'était hier, la belle époque. Une époque où les maîtres parlaient et les jeunes qu'on était savaient les écouter.