Quarante mille dinars, un passeport en cours de validité et un vaccin (facultatif). Ce n'est finalement pas compliqué de voyager, pour les Algériens. Au fait, c'est pour voyager ou pour voir un match de foot qu'on voit mieux à la télé. Il paraît que rien ne remplace l'ambiance des tribunes. La magie des stades, quand on a l'emphase facile. Et puis la fierté insondable des mortellement patriotes d'accompagner son équipe dans l'ultime épreuve avant le paradis. Et son pays vers son destin, toujours pour les amoureux de la haute voltige philosophique. Un passeport, quarante mille dinars et si on a le temps de se rendre à l'Institut Pasteur. On ne sait pas si c'est pour voir un match ou pour voyager, mais on sait déjà que pour voir un match, ce n'est pas facile. On peut même y laisser la vie à un âge où on n'a pas encore son premier passeport. Alors on va à Ouagadougou, c'est plus sûr d'avoir un billet, un sandwich et peut-être bien une bouteille d'eau. Tellement facile que deux ministres ont été mobilisés pour aller en conférence de presse dire combien c'est… difficile d'envoyer - en voyage ou pour voir un match, ce n'est pas encore tranché - mille deux cents algériens au Burkina Faso. Envoyer mille deux cents algériens dont ceux qui n'habitent pas Bouira ne connaissent pas Bouira, c'est facile ou difficile ? Si c'est facile, peut-être qu'on n'aurait pas eu besoin d'autant d'étalage, qu'on n'aurait pas mobilisé deux ministres pour nous dire comment ça se passe. Et la télévision chaque jour nous dira toute l'étendue de la performance : des agences de voyages qui remettent des billets d'avion «subventionnés», la compagnie aérienne publique sommée de fournir avions et équipages au rabais, et certainement une représentation diplomatique instruite de veiller au grain. Un pays en marche et mille deux cents algériens veinards - peut-être plus, a dit le ministre des sports - en service commandé. Finalement, la question de savoir si c'est facile ou difficile est devenue dérisoire. N'est-ce pas qu'il y va de l'intérêt suprême de la Nation ? Une qualification pour la coupe du monde, ça vous redore le blason d'un pays. Pourquoi redorer le blason du pays, il est terni ? Qu'à Dieu ne plaise. Nous avons la lessive et l'argent de la lessive. Une lessive tellement efficace et parfumée qu'elle efface tout, dans le sillage aérien des avions en partance pour Ouaga. Elle colmate les brèches béantes d'un football désuet. Elle efface le sang encore chaud de deux jeunes hommes qui ont rendu l'âme sur des gradins-mouroirs. Elle frottera jusqu'à l'usure cette réalité dont il subsistera toujours l'essentiel : dans les tribunes du stade de Ouagadougou, il y aura mille deux cents algériens partis en voyage «social». Et sur le terrain onze joueurs venus de… France ! Qu'est-ce qui est plus facile, se qualifier à la coupe du monde ou s'occuper du football ? On ne sait pas encore mais on sait qu'il y a l'argent pour aller au Brésil. Et il n'y a pas la volonté et les compétences pour penser une politique des sports. Il ne manquerait plus que ça : ne pas aller au Brésil alors qu'on tient la recette depuis l'Afrique du Sud. Le reste, tout le reste est dérisoire. On ne se pose pas de questions sur un pont aérien. Surtout quand on doit revenir le soir. De Ouagadougou et de ses illusions de grandeur. Mille deux cents algériens, le sandwich dans une main, dans l'autre un flyer. Allez, les Verts. Et advienne que pourra !