L'enlèvement rocambolesque du Premier ministre par une ancienne milice illustre l'insécurité ambiante qui règne en Libye deux ans après la chute du régime Kadhafi et qui menace de plonger le pays dans une nouvelle guerre civile. Signe des temps, enlevé la semaine dernière dans un hôtel de Tripoli par une milice, Ali Zeidan, n'a dû sa libération qu'à l'intervention d'une milice rivale quelques heures plus tard. L'événement témoigne des pouvoirs que se sont arrogés les artisans, avec la bénédiction et l'aide de l'Otan, du renversement du "guide" libyen et le danger que représentent leurs rivalités impitoyables. Policiers et militaires de la nouvelle armée se trouvaient bien sur place à l'hôtel mais ce sont les anciens miliciens qui ont montré qu'ils sont les véritables arbitres dans la lutte opposant tribus rivales et chefs islamistes pour se partager les dépouilles de la Libye post-Kadhafi. La nouvelle guerre qui se profile menace les timides acquis démocratiques d'un pays qui n'a connu qu'une monarchie conservatrice (1951-1969), suivie d'un long régime dictatorial depuis l'indépendance de cette ancienne colonie italienne. Trop faible pour reprendre en main un pays qui regorge d'armes depuis l'ère Kadhafi, le gouvernement central actuel a dû composer avec les milices pour en faire une sorte de services de sécurité officieux sur lesquels il n'exerce toutefois qu'un contrôle très relatif. On estime que ces dizaines de milices comptent plus de 225.000 membres enregistrés placés sous le contrôle purement formel de l'Etat. Ils sont payés par l'Etat mais agissent de manière autonome, obéissant à leurs chefs militaires ou aux responsables politiques dont ils dépendent. Pour le moment, ces miliciens résistent aux campagnes visant à les intégrer tant bien que mal dans les forces de sécurité régulières. BÂTONS DANS LES ROUES "Nous voulons bâtir un Etat doté d'une armée, d'une police et d'institutions mais il existe des gens qui souhaitent mettre des bâtons dans les roues", a admis peu après sa libération le chef du gouvernement, encore en pyjama devant les journalistes. Ali Zeidan faisait allusion à ses détracteurs au Parlement qui envisageaient de demander un vote de censure en l'accusant d'avoir échoué en matière de sécurité. La capitale a, pour le moment, échappé aux grands affrontements entre milices qui secouent périodiquement Benghazi, l'irrédentiste capitale de la Cyrénaïque. Mais l'épreuve de force est palpable à Tripoli, où stationnent des pick-up hérissés de mitrailleuses et de canons de DCA appartenant à des groupes rivaux en divers points de la ville. A l'est de la capitale, la force Bouclier libyen et des milices islamistes issues d'anciens combattants anti-Kadhafi basés sur le littoral et leurs commandants de la ville de Misrata sont bien installés sur la base aérienne de Mittiga. A l'intérieur de la ville, la puissante milice tribale Zintan, membre d'une alliance lâche composée principalement de groupes bédouins laïques venus du désert, qui faisait jadis partie des forces de sécurité de Mouammar Kadhafi, contrôlent un secteur autour de l'aéroport international de Tripoli. Les rivalités entre milices reflètent la lutte de pouvoir au sein du fragile gouvernement central, où l'alliance tribale laïque contrôle le ministère de la Défense tandis que la force Bouclier libyen, de tendance islamiste, agit dans le cadre du ministère de l'Intérieur. Le Parlement est divisé selon ces mêmes lignes de fracture, l'Alliance des forces nationales, laïque, étant à couteaux tirés avec l'aile politique des Frères musulmans sur l'avenir du pays. DES OASIS, REFUGES POUR DJIHADISTES? "L'issue politique de la révolution (post-Kadhafi) n'a toujours pas été réglée et les gens croient toujours qu'il y a des choses à gagner et d'autres à perdre", explique un diplomate occidental en poste en Libye. Pour Riccardo Fabiani, spécialiste de l'Afrique du Nord à Eurasia Group, les milices "jouent des muscles" pour obtenir des revendications particulières, ce qui est gros de dangers si les accusations voulant que l'enlèvement d'Ali Zeitan ait été l'œuvre de ses adversaires politiques étaient avérées. "Cela modifierait en profondeur les perspectives politiques et pourrait plonger la Libye dans le chaos", ajoute cet expert. A Benghazi, où l'ambassadeur des Etats-Unis a trouvé la mort lors de l'attaque par des radicaux islamistes du consulat américain il y a un an, des miliciens appuyés par l'armée ont affronté en début d'année la force Bouclier libyen. On avait dénombré une trentaine de morts. Et pendant des mois, des miliciens placés sous les ordres d'un ancien chef de la sécurité ont bloqué les ports d'exportation du pétrole libyen. La Libye, membre de l'Opep, est l'un des principaux fournisseurs de pétrole de l'Europe. Dans l'Ouest, une puissante milice tribale garde enfin prisonnier Saïf al Islam, fils aîné de Mouammar Kadhafi. Les pays occidentaux redoutent en outre que les vastes étendues du Sud-libyen et leurs oasis reculées ne soient déjà devenues des refuges pour des islamistes armés liés à Al Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi). "Certaines milices ont commencé à se livrer à la contrebande d'armes, de drogue et de réfugiés. Il y a peu de chances qu'elles renoncent à ce commerce juteux", avance un autre diplomate occidental en poste à Tripoli. "Et ce n'est pas demain qu'elles seront à court de munitions."