Une société sans patrimoine transmis par ses ascendants est considérée comme une communauté dépourvue de toute racine identitaire. Chaque individu a besoin d'un repère ancestral qui lui permet de se définir dans un monde rongé par la modernité. Qu'en est-il de ce patrimoine communiqué par ces femmes «traditionalistes» qui veillent si bien sur notre temple culturel ? Ces femmes possèdent ce savoir-faire particulier en matière d'art culinaire et de créativité culturelle (broderie, crochet, couture…). Elles épateront toujours la nouvelle génération avide d'apprendre et d'accueillir à bras ouverts les astuces et les bonnes façons de faire. Ne préfère-t-on pas parfois les vieilles recettes de grand-mère à celles communiquées via internet ? Cette transmission ne se résout pas seulement dans les besognes quotidiennes et les travaux manuels de la femme, mais aussi dans cette «littérature orale» transmise de mère en fille qui est définie par la poésie féminine et les récits. En effet, sans avoir jamais mis les pieds à l'école, ces femmes détiennent pourtant un trésor culturel riche en poésie orale, en légendes et en mythes ensorcelants. Elles ont hérité cette littérature traditionnelle de leurs aïeux qui chantaient leurs états d'âme, leur veuvage, leur séparation ou leur amour impossible. El Mokrania, cette poétesse des Hauts Plateaux, racontait notamment dans l'un de ses poèmes son histoire d'amour avec un berger qui voulait l'épouser après la mort de son mari. La poésie de cette femme est restée encrée dans la culture des Sahraouis. On se sert souvent de ses rimes pour des expressions populaires. Les citadines des grandes villes ont vécu aussi une popularité inégalable. Elles ont laissé derrière elles des poésies dialectales des plus intéressantes, telles que les bouqalate. Ces poèmes accompagnaient un jeu divinatoire des plus captivants. Au fil du temps, la bouqala est devenue un jeu rituel radiophonique, voire un sujet de recherche, dont la plus connue est celle de S. Bencheneb. D'après les sociologues, ce jeu féminin remonte à des siècles, mais son origine historique reste ambiguë. Il a repris racine pendant la colonisation française. Privées jadis du monde extérieur, les femmes cherchaient des moyens pour rompre la monotonie. Chacune d'entre-elles récitait un poème exprimant sa situation : départ d'un mari à la guerre, relation amoureuse vécue en cachette, désir d'enfanter… Ce phénomène a donné naissance à une poésie orale qui n'est pas près de s'effacer. S'inspirant de leurs aînées et sous leur assistance, certaines femmes d'aujourd'hui continuent à pratiquer ce jeu. Elles doivent évidemment cette transmission ancestrale à leurs précurseurs, qui, comme elles, leur doivent l'héritage des récits légendaires à moralité éducative. Qui ne connaît pas ne serait-ce qu'un petit verset de cette poésie, dont une partie a été convertie en chants féminins résonnant dans les fêtes de mariage ?Qui n'a pas écouté un jour sa grand-mère fredonner un air de notre patrimoine ? Qui n'a pas eu droit à une berceuse populaire avant de s'endormir ou à une légende de ghoul ou de waghzen, ces personnages maléfiques qui nous donnaient des frissons semés en nous jusqu'à l'âge adulte ? Qu'ils soient en arabe dialectal ou en berbère, ces chants et ces histoires ont accompagné notre enfance et aidé en quelque sorte chacun de nous à s'identifier dans une société imprégnée de l'Occident. De Melah ya melah à Jouhla ya jouhla, en passant par Essendou ou A vava inouva, sans oublier Mekideche boulehmoum, Vourourou, Mama Aïcha et beaucoup d'autres, nous nous sommes laissé bercer et impressionner tout au long de notre tendre enfance… Et nous continuons de bercer nos enfants avec ces douces chansons et leur raconter ces histoires grâce à nos mères et grands-mères, gardiennes si fidèles de notre temple ancestral, sauvant de l'oubli notre héritage culturel.