Jeudi, il était à la salle Harcha. Rachid ne sait pas vraiment pourquoi il est allé à la salle Harcha mais il y est allé quand même. Ce n'est qu'après qu'il l'a su. C'est en se dirigeant vers la station de métro qu'il a eu cette impression, assez nette, d'avoir compris pourquoi il a été à ce meeting politique au lieu d'aller à la pêche ou se dégourdir les jambes en forêt. Pourtant, Rachid ne s'intéresse pas à la politique, n'a jamais été à la pêche et déteste la forêt. Rachid n'aime pas la politique mais il aime la foule. Le calme et l'isolement du pêcheur sur sa crique, il en a une sainte horreur. Tout comme les randonnées solitaires dans le bois d'ailleurs. Ce sont les palpitations et les bruits de la ville qui le passionnent. Rachid aime voir du monde. Même oisive, agressive, sale et vociférante, la foule est sa vie. Il aime le stade dans ses bouillonnements les plus inquiétants, le marché dans ses journées impossibles et la rue à ses heures les plus cauchemardesques. Le seul endroit où Rachid n'aime pas la foule, c'est chez lui. Il faut dire qu'il n'en a pas l'habitude. Il n'a pas de frères, et quand il était en âge d'apprécier le calme à la maison, ses sœurs étaient déjà toutes mariées. Rachid pense donc qu'il a toujours vécu seul avec sa mère. Mais il n'en fait pas un sujet de dissertation. C'est ainsi parce qu'il ne peut pas en être autrement. Il n'a même pas eu à vérifier dans les faits qu'il n'aime pas le bruit et la foule à la maison, puisque personne n'est jamais venu et personne n'a donc fait du bruit dans son espace vital. Jeudi, il était à la salle Harcha et pour tout vous dire, Rachid a pris un risque énorme. Imaginez un instant si les «prévisions» sur le volume de la foule s'étaient confirmées. Imaginez sa déception, sa désillusion et son malheur. Mais Rachid ne recule devant rien quand la foule est possible. Rachid a entendu dire que ceux qui ont appelé au boycott ne sont pas crédibles. Que s'ils étaient crédibles, ils auraient participé à l'élection en se portant eux- mêmes candidats ou en soutenant quelqu'un d'autre. Et bien entendu, quand on n'est pas crédible, on ne mobilise pas la foule et on ne la ramène pas à la salle Harcha pour que Rachid puisse passer une journée de rêve. Quatre jours après, il ne sait toujours pas si les gens qui ont «fait Harcha» sont crédibles ou non. La politique ne le passionne toujours pas, mais il sait qu'il a passé un moment. Des heures comme il n'en a pas vécues depuis longtemps. Il y a rencontré des gens qu'il a perdus de vue, des gens qu'il n'a jamais vus et d'autres à qui il n'a pas encore trouvé une case. Jeudi, Rachid était à la salle Harcha, vendredi au stade et samedi devant la fac centrale pour le regroupement hebdomadaire de Barakat, autant dire trois jours de bonheur inespéré. A la fac, il n'y avait pas vraiment foule. Enfin, pas une foule telle que Rachid les aime. Mais ça compensait par la vox et le bruit des mains tapant de l'intérieur sur la tôle des fourgons cellulaires. Les gens de Barakat, Rachid avait aussi entendu dire qu'ils n'étaient pas crédibles. Alors il s'est demandé comment des gens non crédibles pouvaient déranger au point de se faire embraquer par la police bien avant de se rassembler pour que lui puisse admirer la foule. Depuis samedi, Rachid a décidé, non pas de laisser tomber la foule, mais de ne plus laisser tomber la politique. [email protected]