Derrière sa caisse enregistreuse installée au bout d'un petit comptoir en acajou, Salah égrène les heures tranquilles d'une journée tranquille. Le jeudi à midi n'est pas vraiment ce qu'on pourrait appeler un moment de grande affluence pour son restaurant de la côte ouest d'Alger. Mais Salah ne se plaint pas, il connaît trop bien le métier pour ne pas connaître ses évidences. Les grandes journées sauvent les petites, les dîners prolongés et généreusement arrosés compensent les déjeuners furtifs et clairsemés. Et le tout s'équilibre pour faire bouillir la marmite, c'est vraiment le cas de le dire. Salah gagne bien sa vie. Ça ne saute pas aux yeux parce que le clinquant n'est pas trop son truc, mais il mène une vie confortable en essayant de donner ce qu'il y a de meilleur à ses enfants. Il a trop trimé avant d'en arriver là pour ne pas penser à l'essentiel. Parti par un matin glacial de sa bourgade sétifienne aride dans tous les sens du terme, il a débarqué à Alger à 17 ans et un tas de rêves sans folie. «Sans souliers», aime-t-il à préciser pour dire que ce n'est pas la prospérité qui l'a amené à la capitale. Salah n'a pas eu vraiment un parcours original, mais sa réussite, quand il y pense, a quelque chose de miraculeux. Et quand il en parle, il y a dans ses yeux plus le bonheur des humbles que la prétention des parvenus. Oui, Salah a travaillé. Dur, très dur, même. Les petits boulots de ceux qui débarquent. Les boulots de ceux qui ne savent rien faire et ne peuvent s'offrir le luxe de refuser quoi que ce soit. Il se souvient du premier qui a tourné court. L'emploi le plus bref de l'histoire, dit-il aujourd'hui en rigolant de bon cœur. Engagé comme garçon de café, il a renversé la première tasse qu'il devait servir sur le costume immaculé d'un client, un nabab du quartier qui a demandé et obtenu qu'on le mette à la porte sur-le-champ ! Il se souvient de sa première paie, quand il a voulu s'offrir un vrai repas, avant d'y renoncer en pensant à ce que pouvaient bien manger ses frères, ses sœurs et sa mère abandonnés par son père qui n'a plus donné signe de vie depuis son départ en France. Il se souvient qu'il prenait les boulots où on lui permettait de dormir sur place même si on lui proposait nettement moins qu'ailleurs. Il se souvient de la misère de loger là où on travaille. Il se demande encore comment on fait pour ne pas rentrer à la maison ou à l'hôtel après de harassantes journées-nuits de travail. Et les nuits sans repos avec comme seule literie une couverture usée par le temps et l'humidité, étalée sur une table de gargote. Il se souvient de son premier vrai boulot et de son premier lit de dimension humaine, comment il s'est allongé en sifflotant de bonheur, les mains croisées sous la nuque et la tête traversant le plafond pour aller s'installer sur un nuage. Salah a travaillé et nourri une famille à l'âge où il avait encore besoin d'une famille qui s'occupe de lui. Pas très original, mais Salah n'a jamais cherché l'originalité, il se sent même très bien dans sa banalité. Salah a bossé et économisé, il a souffert et souri. Il se souvient enfin de sa «première affaire», un petit restaurant propret mais sans prétention. Son employeur, vieilli et boudé par sa progéniture qui n'a pas supporté l'affront du divorce avec leur mère lui en a cédé la «gérance», un peu par aigreur envers ses enfants mais surtout par incapacité physique d' «assurer». Depuis, Salah a fait du chemin, il n'en parle pas beaucoup, sauf quand il s'agit de travail. Jeudi, dans l'après-midi, entre une note à encaisser, un au revoir ou une bienvenue, il lui est arrivé de penser à tout à tout ça. Salah était presque heureux de n'avoir ni le temps d'en parler ni quelqu'un pour l'écouter. Il s'est alors remis au travail. Le restaurant, «son» restaurant bien connu sur la côte ouest d'Alger est toujours plein à craquer jeudi soir. Slimane Laouari