Vendredi. La matinée est chaude mais calme. Sur les visages, quelques stigmates d'une nuit mouvementée et sans sommeil. Et dans les yeux, des résidus de bonheur qui n'ont pas l'intention de se calmer de sitôt. Non la sérénité des lendemains de liesse suggère plus un bonheur à prolonger dans l'apaisement qu'un retour sur terre après une furtive euphorie. La vie ne s'arrête pas pour autant. Même si les rabat-joie, poussés dans leurs derniers retranchements, sont contraints à la discrétion, il faut tout de même, non pas tempérer ses ardeurs mais aller au marché. Et peut-être bien se rappeler que si ce vendredi n'est pas comme les autres, mais un vendredi quand même. Jeudi soir, il a dû y avoir beaucoup de dîners oubliés, d'assiettes abandonnées à mi-parcours ou à peine entamées. C'est connu, dans les grands moments de bonheur comme dans les instants de détresse, on oublie de manger. Mais on ne jeûne pas indéfiniment parce que l'équipe nationale a gagné. Enfin, elle a fait match nul mais elle s'est qualifiée pour la première fois de son histoire à un deuxième tour de Coupe du monde. Surtout que le grand jeûne sonne déjà à la porte. On va jouer contre l'Allemagne en plein Ramadhan, comme il y a trente-deux ans. Le Ramadhan a fait une rotation de calendrier et l'histoire un énième recommencement. Il y a trente-deux ans, l'Allemagne qu'on avait battue au premier match avec l'art et la manière nous avait empêchés d'aller au deuxième tour par un procédé pas très civilisé. Lundi, on va l'affronter dans un huitième de finale acquis de haute lutte. Il y a trente-deux ans, l'Allemagne ne jouait pas bien mais gagnait toujours. Maintenant, elle joue très bien mais ne triomphe pas à tous les coups. Il y a trente-deux ans, l'Equipe Nationale a été éliminée avec six points. Jeudi, elle s'est qualifiée avec quatre. Il faut quand même faire le marché. Surtout ne pas vociférer pour le prix des pommes de terre. Sinon on va être obligé de se rappeler qu'on a jubilé pour des joueurs qui peuvent acheter le marché tous les jours. Non, on remet les pieds sur terre mais il faut se faire petit quand on est rabat-joie. Ils méritent leur argent, ces petits. On ne va pas tout mélanger, en mettant de la purée partout. Et puis on n'est pas obligé de manger des patates, l'aliment fétiche des Allemands. On peut très bien se rabattre sur la viande, elle n'a pas augmenté. La viande n'a pas besoin d'augmenter pour être inaccessible mais ce n'est pas le moment de se le rappeler. Il est des bonheurs qu'il ne faut pas déranger par les petites futilités de la vie. Si ce n'est pas aujourd'hui, ce sera demain, Ramadhan. Il fait très chaud dans l'atmosphère et un peu dans les cœurs. Ce vendredi soir, c'est la nuit du doute. Mais le grand doute est en terre brésilienne. Il y a trente-deux ans, une fetwa et un entraîneur algérien avaient permis aux Verts de manger en terre ibérique et tout le monde a trouvé ça «normal». Ce n'est pas évident cette fois-ci. L'Algérie n'est pas la même. Elle s'est qualifiée avec quatre points et jouera en huitième contre ceux qui l'avaient empêchée d'y accéder. Il y a trente-deux ans, on n'avait même pas de problème de pommes de terre. [email protected]