Noureddine Saâdi, qui n'est plus à présenter, est revenu récemment par un roman intitulé Il n'y a pas d'os dans la langue, paru aux éditions Barzakh. L'auteur persiste et signe dans sa quête des valeurs et des liens avec la terre de ses ancêtres. Il dévide les fils tissés de rêves que la mémoire gardienne a engrangés. Réinventant ces histoires, l'auteur nous met face à nos angoisses, à nos tourments et à la turpitude de la vie. Ces brisures de mémoires, çà et là réappropriées, revisitées et réinventées, offrent un aperçu de ces exils intérieurs et physiques. Des quêtes de libertés, d'attaches aux racines, à cette terre dont le substrat donne la quintessence de notre passé et de notre présent. Ce présent si douloureux qui s'enfonce dans des histoires imaginées, mais si proches de la réalité. De la vraie vie ! Dans cet entretien, Noureddine Saâdi raconte son aventure avec les belles lettres. Le Temps : Quel est votre rapport à l'écriture ? Noureddine Saâdi : Quoi vous dire ? C'est une vieille et taraudante question, en effet, autant pour l'écrivain lui-même que pour le lecteur… Je suis habité évidemment par tous les livres, les écritures qui ont compté ou comptent toujours pour moi, des textes crépusculaires ou éblouissants qui résonnent en moi et par lesquels l'écriture est un univers, un style… Par exemple, tenez, en ce moment, Pierre Michon… L'aventure du langage, le je-ne-sais-quoi qui fait la force ou la beauté d'un texte. C'est, je crois, dans le rapport à l'écriture qui nous a fait. Tout écrivain est d'abord un lecteur, ce que j'ai appelé par ailleurs «les encriers dans lesquels nous avons bu» qu'on écrit, bien que ce ne soit ni imitation ni influence. Puis on tente de forger son propre univers littéraire… Ensuite, c'est un mystère… Pourquoi écrit-on ainsi ? On ne le sait pas… L'écriture passe par des mots, des signes, des phrases, une sémantique, une grammaire, mais tout cela ne fait pas la littérature, car elle n'est pas qu'expression, elle est surtout émotion, pour moi. C'est un travail parfois harassant, souvent angoissant, mais tellement fascinant, jubilatoire, un monde qui naît sous les doigts, des personnages qui apparaissent souvent à notre propre insu. D'ailleurs, c'est une vie secrète qui émerge sur la page blanche à coups de gribouillis, d'essais, de ratures, d'efforts et d'impatience. C'est cet acte si solitaire, silencieux, mais qui devient nécessaire, une vie dans la vie, avec pour seul témoin son cœur qui bat. Oui, c'est de l'ordre du besoin, de la nécessité intérieure, de la liberté d'invention du réel, de la fabulation… J'aime cette formule si saisissante de Abdelatif Laâbi : «Si tu écris, c'est que tu es vivant encore. Qui peut te le reprocher ?» Pensez-vous que l'écriture est un exutoire ou un moyen d'expression pour faire des messages ? Ce n'est pas un exutoire, je ne sais quel dérivatif dont l'écriture nous libérerait. J'entends parfois à ce propos que l'écriture serait une thérapie, je ne le crois pas, sauf à l'entendre au sens que donnait Flaubert, écrivant : «Le papier est là et je me soulage.» C'est quelque chose de l'ordre de l'éjaculation dans l'amour, une exultation, une impulsion intérieure, l'identité intime de soi, ce désir qui vient d'un manque absolu. Je ne suis pas un écrivain professionnel qui poursuit une carrière, ni un obsessionnel, car je ne me lève pas chaque matin pour écrire, mais cela fait corps dans ma vie, que je sais que je continuerai à écrire même si je ne devais plus être publié… Des messages ? C'est un mot de la politique ou de la communication, de la publicité… Je crois plutôt à la résonance, à l'écho, au partage entre le livre, le texte et le lecteur, ce dialogue silencieux qui fait qu'un livre appartient autant à celui qui l'écrit qu'à celui qui le lit. Parfois, on a le sentiment d'être mal compris ou alors que les livres ne correspondent pas à l'horizon d'attente et qu'ils ne retiennent pas l'attention, et c'est ainsi, il faut poursuivre dans son sillon. L'essentiel est de ne pas céder à des modes ou à des injonctions extérieures, à la vanité du succès ou que sais-je… Peut-on être écrivain sans engagement quel qu'il soit ? La littérature, à mon sens, ne doit pas se faire la servante de l'idéologie et du slogan sous le prétexte de l'engagement, quel que soit par ailleurs dans le monde et dans la vie le combat de l'écrivain, mais elle ne me satisfait pas quand elle n'est rien d'autre qu'un jeu vain et vide de langage, car elle est à la fois «signifié et signifiant», des formes, mais également un fond, et il y a toujours un regard sur le monde, sur la vie. Ce n'est donc pas une sorte de nouveau journalisme, ni pour moi cette détestable mode d'«autofiction» par laquelle l'écrivain se prend pour le nombril du monde. Cette perpétuelle exhibition de sa vie privée sur des dizaines de pages ne m'intéresse pas plus que les manifestes politiques en guise de roman. Je crois dans la force suggestive de la fiction, de la métaphore, de l'allégorie, car elle permet de dire la vérité intérieure de l'écrivain par le je, le tu ou le il. Votre dernier ouvrage, Il n'y a pas d'os dans la langue, est une fiction qui répond à des brisures de mémoires. Votre avis ? On pourrait le dire ainsi, oui. Ce sont divers textes de fictions, de compositions différentes, très courts ou plus longs : des nouvelles, des récits réinventés, des rêves écrits, des fragments qui font sens, rassemblés ici dans une unité, des thèmes communs, des obsessions dont la mémoire tisse les fils. Des personnes vraies sont «fictionnées» en personnages. Des lieux mythiques de mes voyages sont revenus, la présence de fantômes qui, toujours, hantent les exils, une quête parfois mélancolique, parfois drôle… Il n'y a rien là d'autobiographique, mais çà et là sont disséminés certainement des morceaux de vie… Je tourne là effectivement autour de la mémoire bien plus que je la déroulerais. Au fond, j'aime rendre l'obscurité des choses et de nous-mêmes. C'est peut-être un livre fait d'ellipses, de traces. Parfois, la mémoire s'embourbe, ou alors piétine et invente des histoires. Votre littérature fait appel à des fantasmes et repose sur l'onirisme et le fantastique...Tout cela, oui, se rattache, au fond, à l'imaginaire, mais faut-il insister ? Ce n'est pas une stratégie d'écriture, c'est un processus intime. Le monde des rêves est très important dans nos vies et constitue un matériau essentiel, si commun aux écrivains, chacun entretenant un rapport différent avec son activité onirique. On peut penser à Proust ou alors à l'écriture automatique des surréalistes, cette libre association qui fait sens en dehors de la conscience. Mais ce n'est pas du tout là que je m'inscris. Les rêves ici irriguent ces textes comme tous mes romans, ils ont une fonction symbolique. Ainsi s'ouvre la maison de lumière par une istikhara, un songe prémonitoire du dey, qui va déterminer la trame du récit. Dans La nuit des origines, les rêves de Abla, le personnage, la rattachent à son enfance. C'est la forme de symbolisation qui donne sens à l'histoire. Les fantasmes sont également ces obsessions, ces désirs, ces peurs qui nous donnent des significations à nos histoires et ils font retour, ils reviennent sous diverses formes à travers tous les récits, tous les romans, ce sont des figures thématiques. Quels sont vos projets ? Ah, les projets ! Je me souviens vous avoir répondu, lors d'un autre entretien, par une boutade, mais, croyez-moi, c'était sincère, je n'arrive pas à parler de ce que je n'ai encore pas écrit ou terminé. Claude Simon disait simplement : «Après l'écriture, il y a encore l'écriture !» Je crois que cela ne se programme pas. Sait-on quand se terminera un roman commencé ? Le finira-t-on jamais ? Pourquoi alors en parler avant qu'il naisse ? Entretien réalisé par Kheira Attouche