Achour est né «présumé» il y a, à quelques jours près, soixante ans. Sur le registre d'état civil comme sur ses papiers d'identité, il n'est précisé ni le jour, ni l'année de sa venue au monde, seulement une année et une date de jugement. Il n'y a pas de date précise mais il y a un repère et c'est déjà beaucoup de choses pour sa mère qui, de toute façon, ne connaît rien aux dates. Et puis, dans les conditions où il est né, comme toutes les autres conditions des gens modestes comme sa famille, une date de naissance avec une année, un mois et un jour, voire une heure, ce n'est pas vraiment un souci majeur. Sa mère se souvient pourtant. Et comment elle ne se souviendrait pas de la naissance de son premier «garçon», elle qui a été brimée, humiliée et menacée de répudiation après avoir enfanté quatre filles l'une après l'autre, sans donner «l'héritier» qui illumine la maison ? Sa mère se souvient. Achour est né un jour de… Achoura. Un bonheur ne vient jamais seul, il arrive même qu'il vienne avec un bonheur plus grand. Comme pour toutes ses naissances, la pauvre femme avait attendu celle-là dans l'angoisse. Quand le garçon est arrivé, on avait oublié Achoura mais pas entièrement, puisqu'on a pensé à l'appeler Achour. Avec tout ce que sa mère a enduré avant ça, elle n'allait tout de même pas se permettre de faillir à la tradition : un garçon qui naît le jour de l'Achoura et même les jours d'après, son prénom était tout désigné. Tout comme on appelait Mouloud un garçon né le jour du Mouloud, Ramdane celui qui arrive pendant le Ramadhan, Chabane pendant le mois de Chabane et Laïd pour celui voit le jour le… jour de l'Aïd. Moins drôle, on appelait Yahia un garçon qui arrive après un bébé mort-né pour conjurer le sort. Ou encore Akli (l'esclave) et Taklit (au féminin) pour les préserver du mauvais œil qui ne frappe que les beaux enfants. La beauté étant bien évidemment inaccessible aux «esclaves» ou plus simplement aux «Noirs». Hier, Achour devait avoir «à peu près» soixante ans. En matière de traditions, encore moins en matière de rites religieux, il n'est pas vraiment «accro». Il ne se sent ni tenu par le repas des «awachir» ni par la zakat. De toute façon, il n'avait rien à donner en aumône. Achour ne crève pas la dalle, certes, mais il ne baigne pas dans la prospérité non plus. Il y a tout de même une habitude à laquelle il ne déroge qu'en cas de force majeure. Chaque Achoura, Achour fait son pèlerinage au village où la zaouïa locale célèbre l'événement chaque année avec le même faste et la même ambiance des joies simples. Couscous pour tout le monde, chants et spiritualité apaisée, on y vient des environs et de plus loin comme lui, se retrouver pour un moment de détente, de communion et de ressourcement. Achour apprécie ce «rituel» comme un moment de sérénité arraché à l'agitation quotidienne. Il apprécie particulièrement les longues processions de femmes, hommes et enfants rejoignant le village d'accueil. Il lui arrive de s'installer avec discrétion et pudeur sur un monticule qui lui permette le meilleur panorama sur les environs et regarder en silence. En observant ces femmes dans leurs robes aux couleurs vives, il pense à sa mère partie il y a quelques années. Avant de rejoindre le ciel, elle lui disait toujours la veille : demain, c'est Achoura, Achour mon fils. Je me souviens… et elle fondait en larmes. Slimane Laouari