En tournée professionnelle dans l'est du pays, l'ami Mahmoud est arrivé à Skikda. En cette fin d'après-midi d'un été précoce, la journée avait encore quelques heures à tirer. Pour éviter de se poser de question sur son emploi du temps, il avait décidé de… ne pas en poser. Difficile de savoir quoi faire à Skikda quand on a quelques heures avant le dîner-coucher en attendant le premier rendez-vous de travail prévu pour le lendemain. Et puis, il avait toute la latitude d'y penser, sous la douche ou allongé pour récupérer un peu de son long périple. A l'hôtel où sa chambre était réservée par son entreprise, il avait d'abord commencé à penser à la ville qu'il venait de traverser. Il l'avait connue au début des années 1980. Rien de vraiment important n'avait changé sauf qu'elle semblait avoir pris un terrible coup de vieux qui l'avait irrémédiablement terrassée. Puis, Mahmoud s'est dit que c'est peut-être sa vue qui lui avait joué des tours. A l'orée de la soixantaine, il s'entête encore à refuser l'idée de se faire des lunettes et la fatigue aidant, il est possible qu'il n'ait pas eu tous les moyens physiques d'une nette photographie de la ville. Il avait alors décidé d'aller y flâner un peu, après un court repos. Douché et rasé de frais, Mahmoud s'est retrouvé au centre-ville. En s'attablant à la terrasse d'un café, il avait confirmé que la Cité avait vraiment vieilli et il s'est dit que si ses yeux lui avaient joué un tour, c'était plutôt dans l'autre sens : Skikda la flambante est maintenant carrément grabataire. Errant sans vraiment savoir où il allait, il s'est retrouvé dans un vieux quartier grouillant de monde, où on vendait tout et achetait n'importe quoi. Un bazar en successions d'étals anarchiques où tout le monde crie après tout le monde, où ça parle sans forcément dire, où ça vend et achète, où ça se bagarre et ça s'embrasse sur le même ton et dans les mêmes mouvements, où ça fait feu de tous bois. Il voulait quitter cet endroit un peu trop bruyant pour son projet de promenade sereine et apaisée mais quelque chose le retenait, irrésistiblement. Un étal, un petit attroupement, un vieil homme assis sur un bidon de peinture, un gamin qui propose ses mouchoirs en papier, un vendeur de thé, il y avait trop de monde et de choses qui attiraient son attention pour déserter les lieux si tôt. Mais à un moment, il fallait bien partir. C'est à ce moment qu'un jeune homme vient directement à lui, pour tenter de lui vendre une paire de lunettes de soleil. D'une extrême politesse, pas du tout le genre collant et agressif, le jeune homme était plutôt convaincant et ce qui ne gâte rien, la paire semblait de bonne qualité, le prix raisonnable. Mahmoud n'avait pas trop réfléchi, il n'a même pas marchandé, ce qui, en ces lieux, est une vraie religion. Il avait pris les lunettes, il les a essayées, il a payé, il a dit au revoir et merci et s'est engagé dans une petite ruelle en descente qui mène au centre-ville. Après une cinquantaine de mètres, il avait entendu un appel insistant derrière lui : aâmi, aâmi… !!! Il s'est d'abord dit qu'il n'était pas concerné, avant de penser au pire. Et si c'était un traquenard de petits voleurs dont l'appel n'était qu'une ruse pour qu'il s'arrête afin de leur permettre de le détrousser avant d'arriver sur le grand boulevard au bout de la ruelle ? Mahmoud avait spontanément accéléré la cadence mais il n'allait tout de même pas courir ! Et puis, le jeune homme était trop rapide pour lui de toute façon et il n'avait aucune chance de le semer. Sans lui donner le temps de se poser d'autres questions, le jeune homme était déjà à son niveau, tenant à la main le téléphone portable… de Mahmoud qu'il lui remet entre les mains. Avant de remonter la ruelle à la même vitesse, le jeune homme s'est retourné pour lui lancer : «Tonton, on vous a travaillé la poche pendant que vous m'achetiez la paire de lunettes, je ne pouvais pas les laisser partir avec votre téléphone» ! Slimane Laouari