Bélaid et Mohand sont frères. Deux garçons parmi une armée de sœurs comme il en existe beaucoup dans les familles kabyles où les parents font des enfants jusqu'à n'en plus pouvoir. C'est ainsi quand le hasard biologique ne s'y oppose pas. Les grossesses venaient l'une après l'autre, dans un cycle «normal». C'est quand on «ratait» une année qu'on se posait des questions, sinon, c'était l'ordre naturel des choses qui se faisait respecter. A l'époque, ce n'était ni les riches ni les pauvres qui faisaient plus d'enfants, ça venait ou ça ne venait pas. Quand ça ne venait pas, on s'inquiétait, on consultait les guérisseurs et les diseuses de bonne aventure, on faisait des offrandes aux saints de la région, parfois au-delà. En désespoir de cause, l'homme se remariait, étant entendu que c'est toujours la femme qui est stérile. Bélaïd l'aîné a un peu remplacé le père après sa disparition, comme ça se faisait. En fait, il le voulait bien, pour ne pas faillir à la tradition, mais il n'a jamais vraiment réussi à asseoir son autorité sur la famille. Ses sœurs étaient presque toutes mariées à la mort de leur père, sa mère avait un penchant pour son cadet et ce dernier ne s'en laissait pas toujours conter par un aîné qui ne le dépassait que d'une année. Surtout qu'il n'avait pas fait grand-chose qui puisse imposer aux autres le respect et l'autorité naturels auxquels il prétendait. N'allez surtout pas croire que derrière cette quête d'autorité, il y a quelque motivation matérielle. C'était tout juste ainsi que ça se passait et Bélaïd n'entendait pas que ça se passe autrement. Seulement, il voulait que son cadet lui remette son salaire, puisqu'il devait y avoir désormais un seul «patron» à la maison : «Je le lui aurais soigneusement gardé jusqu'à son mariage, tout en subvenant à tous ses besoins», dira Bélaid plus tard, quand la rupture entre eux était consommée. Les deux frères n'avaient pourtant rien à se disputer. L'héritage était maigre, la vieille maison familiale était partagée par l'occupation de fait de l'espace et le petit lopin de terre pas difficile à diviser en… deux, les filles étant déshéritées par le fait accompli. Cela n'empêchait pas les deux frères de se chamailler tout le temps, au point où leurs disputes sont devenues légendaires au village. A soixante ans passés tous les deux, ils se sont un peu calmés, leurs esclandres sont devenus plus rares et moins audibles mais ils ne sont jamais revenus à une relation apaisée et… fraternelle. Ils entretenaient une sourde haine mutuelle et tout ce qui était bon pour l'un était spontanément mauvais pour l'autre. Quand le village était gagné par la fièvre politique, c'était naturellement que Bélaid avait opté pour le FFS et Mohand pour le RCD, les deux partis rivaux de la région. Au village, leurs accrochages dans les manifestations publiques étaient devenus des moments attendus, tant ils étaient spectaculaires. Un jour que Mohand était entouré par les jeunes du village dans une discussion animée, quelqu'un lui a demandé pourquoi il avait choisi le RCD, ce qui lui plaisait dans son discours, son programme et ses dirigeants. Mohand a eu cette réponse : «Je ne sais pas, je sais seulement que si le FFS était un bon parti, il n'aurait pas accepté mon frère Bélaid dans ses rangs» ! Slimane Laouari Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser.