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Les parents des victimes réclament justice
Trois ans après la sanglante marche du 14 juin
Publié dans Liberté le 14 - 06 - 2004

Jusqu'à aujourd'hui les plaintes n'ont pas abouti. Leurs familles n'ont pas encore fait le deuil. Ce sont des mères éplorées, mais dignes, qu'on a eu à rencontrer cette semaine. Leurs enfants ne sont pas morts pour rien. Ils se sont sacrifiés pour la dignité et la justice.
Les jeunes des Ouacifs ne sont pas prêts à oublier. Toufik fut un exemple de gentillesse, de générosité dans son village. Avide de liberté, assoiffé de justice, Toufik donnera toute la force de ses 25 ans à la contestation citoyenne née en avril 2001, en Kabylie, suite à l'assassinat de Massinissa Guermah, par un gendarme dans l'enceinte de la brigade de Béni Douala. Révolté par la bavure et par les assassinats en série qui se déroulaient sous ses yeux, Toufik sera de tous les combats, de toutes les manifestations et de toutes les marches.
La dernière, celle du 14 juin 2001, lui a été fatale. C'est sur la route du Hamiz que la mort l'attendait, lui et un autre jeune de Aguemoun, un village d'Ath Aïssi. Obligé par les embouteillages à quitter leur véhicule pour rejoindre la marche prévue à la place du 1er-Mai à Alger, à pied, le jeune Naâmane et ses amis étaient décidés à aller, tout comme des centaines des milliers de citoyens, qui avaient déferlé sur la capitale pour faire aboutir leurs revendications, jusqu'au bout de leur rêve. Mais au bout, ce jour-là, il y a eu la répression et la mort. Toufik a été fauché, selon des témoins, par un véhicule non identifié, une Dacia blanche dont on ignore, jusqu'au jour d'aujourd'hui, l'identité de ses occupants.
Le comble lorsque son frère Aïssa est parti récupérer son corps à l'hôpital de Béni Messous, on lui remet un certain descriptif sur lequel le médecin de garde avait porté la motion : mort naturelle. Alors que les certificats médicaux précédents, ceux établis, à Zemirli et à Ténia, évoquent un traumatisme crânien ainsi que de multiples fractures. Son frère a déposé plainte contre X. Aïssa a fini par désespérer. Il nous dira : “L'on s'achemine vers le classement du dossier”.
“On devait ce jour-là fêter l'anniversaire de Linda”
Très affecté par la disparition tragique de son cadet, Aïssa refusera de parler de sa personne. “Je ne peux pas parler de moi devant le sacrifice suprême de nos martyrs”. “Ce jour-là, le 14 juin, raconte-t-il, on avait programmé, une fois rentré d'Alger, de fêter, dans la soirée, l'anniversaire de notre jeune sœur Linda. Je suis revenu à la maison le premier. Il ne manquait que Toufik pour faire la fête”. Mais l'attente fut vaine. Linda n'aura pas célébré son anniversaire. Ses 17 printemps se confondront désormais avec le sacrifice de son frère pour la liberté, la dignité et la justice. Très affectée, Linda signera cet épigraphe dans sa chambre : 14 juin 1984-14 juin 2001, ayen ayen (pourquoi ? pourquoi ?). Toufik était de ses jeunes qui s'engagèrent dès la première heure dans le mouvement citoyen. Il est mort, le drapeau national à la main. Maculé du sang de Toufik, le drapeau est gardé soigneusement par la sœur aînée pour assécher les larmes d'une mère inconsolable, mais digne et orgueilleuse de la mémoire de son martyr. Na Ferroudja évoque ses souvenirs avec Toufik : “J'ai fait de lui un homme”. Il était humble. Il aimait faire du bien autour de lui. Electricien de profession, Toufik rendait service à beaucoup de gens et refusait d'être payé en retour. Il le faisait volontiers. Moi-même, dit-elle, quand il rentrait, je lui demandais ce qu'il avait fait de sa journée. Sa réponse était tout le temps la même : “Mère, n'altère pas ma volonté de semer du bien”. Ainsi fut Toufik Namane. Na Ferroudja, quand elle se rend, aujourd'hui, dans son village, aux Ouacifs, elle ne peut retenir ses larmes en passant devant le mémorial élevé à la gloire de son fils. De même devant le quartier “Les Genêts” de la ville de Tizi Ouzou où le portrait y est accroché. Elle se souvient, comme aujourd'hui, de la veille de la marche et lorsqu'il quitta la maison le 14 juin. Inquiète, et évoquant la plaie que lui a laissé la guerre de Libération où son père est tombé au champ d'honneur, et les évènements de 1963 où elle avait perdu également son beau-frère, elle le pria avec insistance de rester à la maison. Toufik ne voulait pas l'entendre de cette oreille. Il lui demanda le nombre de chouhada du village, et combien parmi eux n'avaient pas laissé derrière eux de progénitures. Toufik rassurera sa maman. “Je n'irai pas en guerre, on fera une marche pacifique, on ira crier notre colère contre l'injustice et la hogra, c'est tout, et on reviendra”. Ce soir-là, il a écouté de la musique et offert une K7 audio à sa mère à qui il dit que si toutes les mères empêchaient leurs enfants de sortir, il n'y aurait personne pour défendre la dignité.
Le lendemain, Na Ferroudja revient à la charge : “Laisse tomber, reste à la maison, mon fils”. Il ne m'a pas répondu, raconte-t-elle.
Même sa sœur a tenté de le retenir en lui disant qu'elle avait une panne d'électricité qu'il devait réparer en urgence. Et devant son obstination, elle lui proposa alors de prendre de quoi manger. Toufik est parti avec les gens de son village. Il ne reviendra pas. Ses camarades témoignent qu'il avait pris de l'argent, et en les voyant prendre d'assaut un camion transportant du coca, il leur a proposé son argent pour en acheter. Il ne voulait pas que l'idéal pour lequel il était venu manifester à Alger soit souillé. Ainsi fut Toufik. Aïssa son frère raconte qu'il ne ratait aucune cérémonie de recueillement à la mémoire de son idole Matoub Lounès. Il ne ratait aussi aucun match de la JSK. Ses copains d'ailleurs ne le font plus depuis que Toufik n'est plus de ce monde. “Tout l'or du monde ne vaut pas une seule goutte de sang de mon frère”.
Toufik et Massinissa, même destin
À Ath Aïssi, au village Agguemoun, c'est une autre mère éplorée qu'on a rencontrée. C'est celle de Becha Massinissa, mort, écrasé lui aussi par le même véhicule qui a fauché Toufik Namane. La guerre ne nous a rien laissé, lance-t-elle en pleurant. “C'était lui qui s'occupait de la famille”. La veille de la marche noire, elle a passé tout son temps à essayer de le convaincre de rester à la maison.
Mais en vain. Massinissa, convaincu de la juste cause qu'il défendait, a fourni les mêmes arguments à sa mère que ceux donnés par Toufik à la sienne. “Ce sera une marche pacifique, tu n'as pas à t'inquiéter, et si on restait tous chez soi qui défendrait notre dignité ?” Le lendemain, sa mère ne l'a pas vu partir. “Je lui ai préparé le petit déjeuner, et je me suis à peine retournée qu'il n'était déjà plus là”, raconte-t-elle. Elle avait un pressentiment que son fils ne lui reviendrait pas ce jour-là. Il avait été blessé déjà dans une manifestation à Larbaâ Nath Irathen.
La marche d'Alger, c'en était une de trop. Renversé par la mystérieuse Dacia blanche, il passera plusieurs jours dans le coma avant de succomber à ses blessures.
Hattek Youcef, ce jeune de Bouzeguène, qui venait juste de terminer son Service national, connaîtra lui aussi le même sort. Seulement lui, nul ne sait, exactement, dans quelles circonstances il a été tué. Ce n'est certainement pas une voiture qui l'a renversé. Sa mère, na Drifa ignore comment son fils a trouvé la mort. Ils nous l'ont mis dans un “frigidaire” scellé, nous dira-t-elle naïvement. Mais selon des témoins, des jeunes rencontrés à Bouzeguène, Youcef a été battu à mort. Il aurait été, selon eux, retrouvé inerte quelque part à l'Est d'Alger. La précision fait toujours défaut.
Son jeune frère, Hamid, 19 ans, qui travaille dans une station lavage du village pour venir en aide à son père qui, ouvrier à Azazga, n'arrive pas à joindre les deux bouts, ne sait rien lui aussi. Na Drifa, inconsolable, a voulu elle aussi retenir son fils. Elle se souvient des tout derniers mots qu'il a prononcés avant de partir. “Si tout le monde restait chez lui, qui va combattre pour l'Algérie ?” lui avait-il rétorqué. Youcef était d'un grand apport pour cette famille modeste. Sa mère s'inquiéta follement, quand il ne revint pas, le ce soir du 14 juin. “Je savais qu'il était mort, ce n'est pas un aveugle, il connaît bien le chemin du retour à la maison”, dira-t-elle avant de se résigner au destin : “Il a échappé au terrorisme lorsqu'il était au Service national, il a été tué à Alger”. Na Drifa ne sait rien de plus sur les conditions de l'assassinat de son enfant. C'est son mari qui s'occupe de tout. A-t-il déposé plainte ? Elle l'ignore. “Toute la paperasse, c'est lui”, lancera-t-elle. L'on n'en saura pas plus sur la mort de Youcef sinon qu'il a été tué quelque part à Alger le 14 juin 2001. Youcef repose en paix, au cimetière Habchi où un mémorial est élevé à sa gloire, aux côtés des martyrs de la guerre de Libération nationale.
“On a perdu Djamel dans l'enfer de Belcourt”
Madjid du village Ighil Ouazoug, situé à un jet de pierre de la ville de Béjaïa, raconte l'enfer vécu par les manifestants à Alger ce 14 juin. Il se considère comme un rescapé de la violente répression policière. “S'ils avaient laissé les citoyens manifester, il n'y aurait jamais eu autant de casse et autant de morts”, estime Madjid, venu ce jour-là avec un groupe de jeunes de son village. “Nous avons entamé la marche à partir de la Foire et en arrivant à la rue Hassiba, les affrontements avaient déjà commencé”, raconte-t-il. Ils se sont repliés en empruntant la passerelle qui mène vers l'autoroute. “C'est au niveau du siège de Sogedia que la répression battait son plein. Elle était féroce”, témoigne ce manifestant. Il y avait des policiers en tenue et des civils, ajoute-t-il. Et c'est, à ce moment que ses amis et lui ont perdu de vue Djamel Saïdani, retrouvé mort par la suite à la morgue de l'hôpital Mustapha-Pacha, enregistré sous “X Algérien”. Djamel, dit-il, n'a pas dépassé le quartier de Belcourt, transformé en véritable enfer pour les manifestants qui n'ont pas pu se sauver à temps. La seule image qu'il garde de défunt : “Il faisait tellement chaud qu'il protégeait sa tête du soleil avec une branche d'eucalyptus”. “On avait attendu l'arrivée de Djamel car nous pensions que ne connaissant pas la capitale, il a dû ne pas retrouver le chemin du retour. Mais en vain”.
Le lendemain, c'est son frère aîné, Akli qui est allé à sa recherche. Le défunt n'avait pas de papiers sur lui. Son frère finit par reconnaître son cadavre à l'hôpital. Le comble : On lui a conseillé de prendre le corps sans qu'il subisse l'autopsie. Ce qu'il a refusé bien sûr. Il déposera alors plainte contre “x” au tribunal d'Alger.
La plainte n'aboutira pas. Akli a fini par désespérer. Une contradiction continue à tarauder son esprit. Dans le certificat descriptif qu'on lui a remis au CHU Mustapha, il est mentionné que son frère est mort à cause d'un coup de barre qu'il a reçu sur la tête.
Mais après vérification du corps, son frère découvra que le crâne de son frère était troué des deux côtés. Cela ne pouvait être, selon lui, que “la trace d'une balle”. Jusqu'à aujourd'hui, aucune enquête n'a été ouverte pour élucider ces crimes. Les familles des victimes ont perdu tout espoir que leurs plaintes aboutissent.
S. R.


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