Square Port Saïd. Une place mythique de la capitale, une Bourse à ciel ouvert, des agents boursiers en tenue non conforme, des liasses de billets à la main et le code est : «Aya tu vends ou tu achètes ?» Cette place est à quelques mètres d'un barrage de police fixe, à proximité du palais de justice Abane Ramdane et sur le même boulevard que les chambres basse et haute du Parlement. Ce qui nous amène à dire que c'est au vu et au su des autorités. Mais cela, c'est connu depuis des lustres. Ce qui l'est moins, c'est qu'elle est, de fait, une véritable place financière, un haut lieu de la cotation des devises, la Bourse ou se côtoient petits clients et, plus discrètement, de gros brasseurs de monnaie. Au square Port Saïd on trouve de tout, dollar, euro, livre sterling ou encore le mark, mais le plus surprenant, ce sont les liasses de billets algériens tenues par des jeunes qui sont là du matin jusqu'au soir, tous affiliés à un réseau ou un «agent de change», chez un baron qui les paye au pourcentage. Ils sont là et guettent le moindre geste des passants et le moindre regard des curieux, une rude concurrence caractérise ce lieux mais ils sont tous d'accord sur le taux. Hier, c'était jour de repos, mais les agents sont là car la saison est propice pour les affaires juteuses. Les Algériens d'outre-mer arrivent par bateau et un passage au Port Saïd est une nécessité. Nouredine était là à 6h, sachant qu'un bateau en provenance de Marseille sera à Alger aux environs de 13h. En cette chaude matinée de juin, l'euro, monnaie vedette au square, entame comme à l'accoutumée sa tendance baissière par rapport à la monnaie nationale. Cent euros valent 12 400 DA à l'achat et 12 500 DA à la vente. Les flux d'émigrés s'accompagnent ordinairement de nouveaux flux de devises fortes, presque immanquablement canalisées vers le marché parallèle. Orthodoxie des plus-values oblige, les détenteurs de monnaies fortes sont naturellement captivés par les taux de change alléchants que leur offrent les circuits illégaux. Côté Square comme sur l'ensemble des marchés informels, la parité des cours fluctue au gré de la sacro-sainte loi de l'offre et de la demande. S'inclinant pendant l'été en raison d'une offre additionnelle de devises, les monnaies fortes retrouvent en revanche toute leur vigueur avec les traditionnelles poussées de demandes qui marquent l'approche des périodes de pèlerinage surtout. Les ambassades et les industriels s'y mettent ! Nouredine est catégorique : «Oui, j'achète même du personnel diplomatique. Des Français, des Britanniques, des Espagnols et j'en passe, ils viennent généralement seuls et le soir ; et puis, pour la majorité, on leur fixe des rendez-vous ailleurs, loin des regards.» Quoi de pire pour un représentant diplomatique qui se met dans la peau d'un trafiquant pour… quelques sous de plus ou de moins. industriels aussi sont de la partie, Djamel, un autre «changeur», nous confie dans l'oreille : «J'ai vendu des sommes colossales à des investisseurs et à des importateurs connus sur la scène algérienne.» Et d'ajouter : «Ce sont des sommes à plusieurs zéros.» Nous avons demandé des noms, notre interlocuteur s'est excusé en disant : «Il s'agit de mon gagne-pain, mon frère, c'est un gros marché que je vais perdre, désolé.» En définitive, le point qui nous a laissés pantois est incontestablement celui des industriels et des diplomates qui appellent chacun de son côté et dans le domaine qui lui sied à la purification du marché monétaire et à mettre en place un système adéquat qui faciliterait les transactions de ce genre. Mais comme nous a signifié Djamel : «Chacun pour soi et Dieu pour tous, ce qui intéresse les deux catégories c'est l'argent et le gain.» Pourvu que ça dure !