De nouveaux flux de devises fortes accompagnant l'arrivée des émigrés donnent ainsi du punch au marché parallèle. Alger, rue de la Liberté au square Port Saïd, fief de l'échange «au noir». Sur cette placette réputée de la capitale, en face du célèbre café Tantonville et non loin du Palais de justice, se dresse à ciel ouvert un marché de change clandestin. Le dollar américain fait 9,70 à condition toutefois, d'avoir à troquer une somme importante, l'euro 12,68 à l'achat et 12,62 à la vente, le dollar canadien 9,50. Ces termes sont les derniers taux de change communiqués par n'importe quel cambiste sur la place de la Bourse parallèle d'Alger sise au square Port-Saïd. Cette placette est l'une des plus animée de la capitale. Elle grouille de monde plus que n'importe quel boulevard commerçant. Les innombrables «courtiers», des liasses de billets exhibées à la main rôdent dans les endroits dès les premières lueurs du jour, selon quelques témoignages des habitants du quartier limitrophe. Quoi que l'on dise de ce trafic «banalisé avant d'être normalisé, des millions d'euros transitent par cette place», selon les observateurs. A une ruelle près du tribunal Abane Ramdane, Farid la trentaine a la primeur de s'occuper des automobilistes menant vers cette direction. L'air canaille et fier, le bonhomme propose ces billets. A ses côtés, ses deux frères algérois jouent un peu au «comité d'accueil» des passants empruntant le trottoir. Ainsi le ciblage ou l'infiltration n'est que bien agencé. Si quelques monnayeurs scrutent le moindre regard intéressé, en revanche d'autres membres agissent à la limite du harcèlement. Les ruelles adjacentes ne sont pas épargnées. «Il n'y a pas où mettre les pieds! Allez-y le constater par vous- mêmes» déplore Samir tenant une boutique longeant la rue de la Liberté. «Qu'est-ce que c'est cet Etat où l'on vend de l'argent dans la rue?», s'emporte un autre commerçant. «Toutes les pétitions initiées par les commerçants licites et les habitants des lieux contre les squatters de la place sont restées sans écho», dit, indigné, Samir. «En plus des insultes, des obscénités qu'on débite par ici, de nombreux passants, notamment la gent féminine, évitent cet endroit, au grand dam des commerçants des lieux», dira Samir ayant hérité de la boutique de son père, présent au niveau de la place depuis 1963. Un défi pour l'état Mais qui détermine les taux de change sur lesquels le monde semble se donner tout le mot? «Des barons cambistes investissent les endroits à l'aube», confie Farid. «De la rencontre de ces grands bailleurs auréolés d' euros qui se tient souvent au marché du coin, se dégage un consensus sur le taux de change à adopter.» En cette partie de la capitale où se mêlent «alaba», vendeurs à la sauvette et les malfrats, les trottoirs n'existent plus depuis belle lurette, s'offusque-t-on. Notre virée sur les lieux a coïncidé avec la chute d'un pan de plafond sur le trottoir. Les agents de la Protection civile accompagnés des policiers s'affairaient au nettoyage et à la sécurisation de l'endroit. «Dans cette place éclaboussant sans cesse les pouvoirs publics, au vu et au su de tout le monde, dollar, euro, livre sterling et autres devises fortes y sont librement convertibles au vu et au su de tous», affirme un vieux retraité habitué des lieux. Liasses de billets à la main, de jeunes cambistes «au noir» vadrouillent çà et là, à l'affût d'un moindre client ou passant intéressé. Les barons se réunissent à l'aube Nous nous sommes rendus au square Port-Saïd, «succursale du trafic», point de rencontre entre trabendistes et affairistes et importateurs de tout genre, véritable plaque tournante des transactions. La monnaie européenne, l'euro, marque un léger fléchissement, notamment en cette période des vacances et de fêtes estivales. La fluctuation est surtout exacerbée par l'arrivée des émigrés mais, équilibrée par le flux de vagues d'Algériens vers la Tunisie. Les «vendeurs» de devises du square sont très à l'aise ces derniers jours, et cela se remarque au vu du nombre important de clients qui défilent toute la journée sur ce marché de la devise. Pour en savoir plus sur cette profession qui n'a pas de règles et qui échappe à tout contrôle, nous avons tenté d'approcher ces cambistes. La majorité vient de l'intérieur du pays, Mila, Skikda, Sétif et Jijel précisément. Ce sont de jeunes chômeurs venus gagner leur croûte. Nous gérons nous-mêmes notre marché. «Nous sommes parfois responsables des hausses de la devise», nous confie-t-il. En cette matinée caniculaire de la mi-juillet, l'euro est la monnaie-vedette au square. Cent euros valent 12.700 dinars à l'achat et 12.500 DA à la vente. Il y a à peine deux mois, la parité entre les deux monnaies tournait autour de 11.700 DA pour cent euros. Comme à chaque saison estivale, on assiste à une affluence d'Algériens d'outre-mer au pays. De nouveaux flux de devises fortes, accompagnant l'arrivée des émigrés donnent ainsi du punch au marché parallèle. Les détenteurs de monnaies fortes sont naturellement captivés par les taux de change alléchants que leur offrent les circuits illégaux. Au taux en vigueur sur le marché officiel, 1000 euros valent quelque 86.000 DA. Cédé aux cambistes clandestins, le même montant en monnaie européenne rapporte jusqu'à 116.000 DA. De ce simple arbitrage, porteur de gains faciles, procède pour ainsi dire la forte attractivité du change informel. Côté Square comme sur l'ensemble des marchés informels, la parité des cours fluctue au gré de la sacro-sainte loi de l'offre et de la demande. S'inclinant légèrement pendant l'été en raison d'une offre additionnelle de devises, les monnaies fortes retrouvent en revanche toute leur vigueur avec les traditionnelles poussées de demandes qui marquent l'approche des périodes de pèlerinage à La Mecque. «Ce marché de la devise existe depuis le milieu des années 1980 et ces jeunes sont une troisième génération de revendeurs», nous a-t-il expliqué. «C'est leur fief», a-t-il martelé. Stationnés ici et là, les véhicules des monnayeurs semblent tenir lieu de petits bureaux discrets où ils viennent peaufiner leurs comptes à l'abri des regards indiscrets. Les coffres de ces voitures, nous dit-on, sont bourrés de liquidités, toutes monnaies confondues. Ici comme ailleurs, le change informel est accessible à tous. A l'image de la capitale, différentes localités de la Kabylie connaissent également une prolifération des bureaux de change clandestins. On peut librement y acheter et vendre des devises. Emigrés et retraités affiliés aux Caisses de retraite françaises alimentent régulièrement le marché. A chaque fin de mois, les pensions en devises sont retirées des comptes bancaires pour alimenter aussitôt les circuits parallèles. Ce marché brasse ainsi des capitaux colossaux en monnaies fortes. Au square, affirme-t-on, personne ne peut savoir combien d'argent, en devises comme en dinars, circule exactement. Les chèques, ordres de virement et autres moyens de paiement scripturaux sont ici monnaie courante, nous confient certains habitués de la place. Et c'est via les banques, nous précise-t-on, que s'effectuent de pareilles transactions. Telle une véritable corporation, décrivent nos interlocuteurs, les cambistes clandestins sont «très organisés et solidaires». «Ils se protègent les uns les autres et s'entraident pour pallier d'éventuels manques de liquidités», nous dit-on. Même s'il s'enrichissent presque à tous les coups, nous explique un de leurs clients, «ils courent toujours le risque de faire de très mauvaises affaires si les taux venaient à baisser soudainement».