Des juges, des avocats, des procureurs, des ONG dont les principales associations des droits de l'homme, notamment Amnesty International et Human Rights Watch, font circuler depuis plusieurs jours à travers l'Espagne et les institutions judiciaires espagnoles une pétition contre la décision de limitation de la justice universelle en Espagne. Près de 300 signatures ont été ainsi récoltées la semaine dernière. Du «non à la guerre au oui au crime de guerre» Cette décision est le résultat d'un accord intervenu entre les deux plus grandes formations politiques du pays, le Parti socialiste au pouvoir et le Parti populaire, la principale force d'opposition. Elle vise, officiellement, à définir plus clairement la mission extérieure des tribunaux, pour éviter qu'une affaire soit traitée simultanément dans deux pays. Son objectif obéit, en fait, à des considérations politiques, d'Etats, de relations entre gouvernements, puisqu'il vise à limiter la compétence du juge espagnol de s'exercer au-delà des frontières de l'Etat. En vertu de cet accord entre partis politiques qui se traduira par une loi, un tribunal espagnol ne sera compétent, hors des frontières espagnoles, que pour les affaires suivantes : juger des seuls délits commis sur le territoire de l'Etat par des étrangers en fuite à l'extérieur ou dont sont victimes des ressortissants espagnols à l'étranger, sauf si la justice du pays d'accueil ou un tribunal international s'est saisi de l'affaire. Les signataires de cette pétition ont dénoncé le pacte partisan dont l'objectif, selon eux, est d'empêcher la justice espagnole d'être compétente dans les cas de crimes contre l'humanité et les génocides commis par des Etats étrangers. L'un des animateurs de ce mouvement, Gonzalo Boy, avocat connu pour avoir défendu les détenus de Guantanamo, a dénoncé ce qu'il considère comme une manœuvre politique. «L'Espagne, pays du non à la guerre» qui, Zapatero en tête lorsqu'il était dans l'opposition, avait conduit, en 2003, le mouvement en Europe contre l'invasion de l'Irak, «va devenir celui du oui au crime de guerre». Cette pétition en cinq points, avec des centaines de signatures du monde de la magistrature, défend le principe de la justice universelle, avançant comme argument «l'impossibilité de rendre justice aux victimes des bombardements israéliens contre Ghaza puisqu'Israël ne peut pas se juger lui-même» pour ses crimes de guerre. Les massacres israéliens Tout est parti en fait des massacres commis par Israël contre les Palestiniens. L'invasion de la bande de Ghaza, engagée par Israël à la fin de l'année dernière, a fait des dégâts humains et matériels qui ont horrifié le monde. Bien des magistrats ont alors pris conscience que la justice n'a pas à s'embarrasser des frontières des Etats pour juger les graves délits. Le Tribunal pénal international (TPE) était, jusque-là, la seule juridiction pénale à avoir le privilège de juger les hautes personnalités politiques et militaires poursuivis pour crimes de guerre et crimes contre l'humanité. Ces hommes politiques et hauts gradés, un moment parmi les plus médiatisés au monde, avaient perdu le pouvoir, donc l'impunité, se voyant alors exposés aux poursuites judiciaires internationales. La société civile en Occident, les organisations humanitaires internationales chargées de la défense des droits de l'homme ont agi pour que ces poursuites ne soient pas sélectives ni limitées dans l'espace. Donc, les personnalités encore en fonction, à quel rang que ce soit dans la hiérarchie des Etats qu'ils représentent, directement ou indirectement responsables peuvent, elles aussi, être poursuivies pour «crimes de guerre» ou «crimes contre l'humanité» s'il y a lieu. Le comportement barbare des soldats israéliens à Ghaza fin 2008, et avant cette date, dans cette ville palestinienne et au Liban sud, relevait de cette catégorie de délits, ont décidé des juges de tribunaux espagnols et européens. A la fin janvier, une semaine après le retrait d'Israël de Ghaza, le juge espagnol Fernando Andreu décidait, à la satisfaction d'une opinion encore sous le choc des images de la tragédie des enfants écrasés sous les bombes israéliennes, d'engager des poursuites judiciaires pour «crimes contre l'humanité» contre l'ex-ministre israélien de la Défense, Benjamin Beniliezer, et six hauts responsables de l'armée de l'Etat hébreu, pour une affaire qui remonte à 2002, mais qui vient rattraper Israël. Le juge avait estimé recevable la plainte déposée par les membres de la famille des 14 victimes des bombardements israéliens, en 2002, au cours desquels un dirigeant de Hamas avait été assassiné en même temps que 14 autres civils. Dans son acte de procédure judiciaire, il signifia la mise en examen aux sept inculpés pour les bombardements «disproportionnés et excessifs» dont ils étaient responsables. Mieux, il laissera même entendre que les faits pourraient s'avérer encore plus graves. La procédure judiciaire en cours apportait la preuve que cette attaque «répondait à une stratégie préparée et préméditée». La décision du juge Fernando Andreu avait mis mal à l'aise le gouvernement espagnol qui, de tous les exécutifs européens, avait le plus fermement condamné l'invasion de Ghaza engagée le 21 décembre 2008. Zapatero s'attirera les foudres du gouvernement israélien dont la ministre des Affaires étrangères israélienne Tzipi Livni avait aussitôt protesté dans un entretien téléphonique auprès de son homologue Miguel Angel Moratinos, contre la décision du juge Fernando Andreu. Le chef de la diplomatie espagnole avait préparé ses arguments : la justice espagnole est indépendante de l'exécutif. Livni le sait mais fait tout comme. Elle obtiendra de son interlocuteur espagnol un engagement, vague en apparence, qui expliquera le mouvement des magistrats et des avocats en ce début juin. Plus tard «mon gouvernement va agir pour une solution satisfaisante». La formule est simple : limiter la compétence extérieure du juge espagnol. Selon le quotidien catalan El Periódico, Moratinos avait promis à Tzipi Livni qu'il ferait le maximum pour que cette affaire «n'ait pas d'impact négatif sur les relations entre l'Espagne et Israël». Ni avec Israël ni avec d'autres Etats avec lesquels le gouvernement socialiste entretient les relations les plus cordiales. Le royaume du Maroc, entre autres. Certains se demandent si M. Moratinos n'avait pas déjà réfléchi à cette formule deux ans plus tôt. Le génocide au Sahara occidental A la fin du mois de janvier 2007, en effet, le juge Baltazar Garzón avait décidé d'ouvrir une enquête judiciaire contre 13 hauts responsables marocains, dont le général Hosni Benslimane, chef de la Gendarmerie royale depuis 1985, suite à une plainte pour génocide au Sahara occidental. Cette plainte avait été déposée en septembre 2006 par un groupe de quatre militants indépendantistes sahraouis, contre 31 responsables marocains de différents corps de sécurité, pour la disparition de 542 Sahraouis depuis l'occupation du territoire du Sahara occidental par le Maroc. Le juge espagnol s'est déclaré compétent pour ordonner une commission rogatoire à ce sujet, le jour même où le prince héritier espagnol et son épouse, accompagnés du ministre des Affaires étrangères, Miguel Angel Moratinos, se trouvaient en visite au Maroc pour inaugurer l'institut Cervantès de Marrakech, le sixième que compte le royaume alaouite. Le juge Garzón avait déjà engagé, il y a 11 ans, une information judiciaire contre le défunt roi Hassan II, sous l'accusation de génocide contre le peuple sahraoui. Cette procédure judiciaire était restée cependant sans suite, en raison de la pleine immunité dont jouissait le regretté Hassan II, en sa qualité de chef d'Etat. Pas celle de janvier 2007 qui est encore ouverte à ce jour. Cette accusation était intervenue quelques jours seulement après la signature par le juge français Patrick Ramaël, de cinq ordres de détention contre de hauts responsables marocains dont le général Hosni Benslimane, pour leur implication dans l'«affaire Ben Barka». Là encore (curieux hasard de calendrier ?) l'ordre du juge français avait coïncidé avec la visite du président Nicolas Sarkozy au Maroc.