S'il revendique la création de centres médicaux sociaux comme moyen complémentaire entre le psychiatre et le service social, pour prendre en charge les malades mentaux, le professeur Ridouh a insisté dans cet entretien qu'il a bien voulu nous accorder sur l'implication de tous pour y parvenir. Famille, société civile parfois passive et corps médical, tous doivent, selon lui, s'impliquer. Professeur, pouvez-vous nous établir un état des lieux sur les maladies mentales en Algérie ? En termes de chiffres, pour la grosse maladie mentale, c'est-à-dire la psychose, ça représente 1 pour 1000 habitants, ce qui nous fait 300 000 malades. C'est une moyenne universelle. Pour ce qui est de la petite maladie mentale, la dépression, elle est en augmentation. La dépression est la maladie du siècle. C'est une maladie qui est prise en charge. Il y a des thérapie, des médicaments. Si les chiffres sont en augmentation, c'est parce que les gens se préoccupent de leur santé mentale et n'hésitent pas maintenant à aller se soigner pour ce genre de maladie. C'est aussi parce qu'il y a un certain mal-vivre, moins d'entraide, ce qui fait que la dépression est aujourd'hui une grosse pathologie. Il n'y a pas un seul psychiatre qui ne rencontre pas des états dépressifs. La grosse psychose, c'est les hôpitaux. En matière de prise en charge justement, puisque vous évoquez les hôpitaux, comment procède-t-on ? Y a-t-il suffisamment d'infrastructures ? En psychiatrie, dans tous les pays du monde, c'est une écoute, une famille et des médicaments. Donc vous voyez que cela ne nécessite pas beaucoup de moyens, mais en même temps c'est énorme puisqu'il s'agit de moyens humains, de la complexité du psychisme dans une société où il n y a plus d'entraide comme avant. Finalement, on n'est pas tous logés à la même enseigne. En évoquant le malade mental, je parle ici de la grosse maladie mentale, un schizophrène, s'il est entouré par la famille, il va s'en sortir. Car une famille le suit dans toutes les étapes de sa maladie, même quand il y a rechute. Vous préconisez donc une prise en charge, nous dirons, globale qui commence par la famille… Non, ce n'est pas en ces termes que je pose le problème. En Algérie, ce n'est pas les lits qui comptent mais l'esprit de solidarité que nous avons. Sinon on aurait des pics de psychiatrie extraordinaires. Quand on voit des mères de famille qui font le trajet quotidiennement par bus de Médéa à Alger par exemple pour voir leur fils, c'est ça la solidarité. Cela a diminué maintenant, mais bon… La prise en charge du malade mental, c'est beaucoup plus la famille, le médicament. Mais en termes de structures et de médicaments, l'Algérie est-elle bien outillée ? Oui, en termes de médicaments, nous disposons d'une dizaine de psychotropes. Partout dans le monde, il y a les anciens neuroleptiques et puis les atypiques. On a les mêmes ici en Algérie. On Europe, par exemple, un médicament pour cancéreux qui coûte très cher n'est pas distribué, on ne l'aurait pas donné à n'importe qui. Ici, ce sont les médicament qui coûtent très cher qui sont distribués. Il n'y a pas de problème à ce niveau. Et en termes de structures ? Le problème des structures va en fonction de la solidarité. Si un malade est abandonné, il faudra combien de lits ? Si le malade sort au bout de 15 jours, et la famille vient le chercher, le problème ne se pose pas. S'il est abandonné, tous les lits que vous voudrez ne suffiront pas. Justement, c'est déjà l'été et l'on a tendance à remarquer de plus en plus d'errants et de malades mentaux dans les rues... Je ferais plutôt le parallèle entre errant et incarcération. Tous les prisonniers qui sortent en été commettent en hiver un petit délit pour être hébergé. Le malade mental errant va vivre beaucoup plus en été qu'en hiver avec les conditions qu'on sait. En été, il y a aussi peut-être plus de solidarité et de moyens pour le malade pour qu'il puisse s'en sortir. Vous ne pensez pas qu'au contraire cet état de fait illustre un manque de prise en charge ? Pourquoi ne pas essayer plutôt d'inverser le problème et parler d'indifférence des gens ? Quand je dis indifférence, c'est-à-dire que quand un citoyen passe tous les matins et trouve un malade sur le trottoir et il ne fait rien, que pourra faire l'Etat ? Il lui offrira un lit, mais c'est énorme la prise en charge sur le plan social. Il faut lui trouver un emploi, un appartement… Donc vous appelez à l'implication du citoyen… Non, généralement, c'est la famille qui assure tout ça. Dans une institution, c'est un peu superficiel. C'est un peut si vous voulez comme pour les maisons de vieillesse. Il n'y a aucune commune mesure entre un vieux qui reste dans une famille même des plus démunies, dans laquelle il va vivre au rythme familial, et celui qui est dans une institution, comme il en existe en Europe, qu'est-ce qu'il va y faire du matin au soir ? Je vous donne un exemple, puisque j'évoque l'Europe. Avec tous les moyens sophistiqués qui existent dans les établissements spécialisés, salles de musique et bibliothèques en plus, les malades attendent patiemment à la porte. Ils guettent une visite, une famille... qui ne viendra pas. Vous évoquez la prise en charge par la famille. Mais y aurait-il une autre solution médiane entre la famille et l'asile psychiatrique lorsqu'on voit tous ces malades errer dans nos villes ? Il y a ce qu'on appelle le centre psycho-médico-social. Il en existe déjà à Dély Ibrahim et à Bab Ezzouar. Ce sont ces centres dont il faudrait encourager la création pour prendre le malade mental errant dans ses deux composantes. Mais ça risque d'être lourd, je dirais. Parce l'on constate que depuis quelques années, on se rejette la balle. Le psychiatre dit que son travail s'arrête dès que le malade est rétabli, alors que le service social n'en veut pas du malade mental. Il est alors ballotté entre les structures. C'est donc un manque de coordination ? Non, ce n'est pas exactement ça car chacun travaille normalement dans son secteur. Je dirais plutôt qu'il faut une certaine complémentarité. Il ne faut plus qu'on dise : le malade errant doit être envoyé chez le psychiatre ou dans un service social. On doit agir tous ensemble. Ecouter ensemble. Voilà comment on doit réagir. Si on arrive à créer ces centres médico-sociaux, je crois qu'on arrivera à coordonner et prendre la partie psychiatrique la plus facile. A ce moment-là, s'il y a des relais, des associations qui peuvent faire un travail de placement, le problème sera réglé. Si le mouvement associatif arrive après à placer régulièrement des malades, c'est déjà formidable.