Dur quotidien que vivent les maçons et les manœuvriers regroupés au rond-point de Amara, entre Chéraga et Bois des Cars de Dély Ibrahim. Venus des villes de l'intérieur du pays, ils se sont installés à Alger pour trouver un emploi, dans la plupart des cas en tant que journaliers. Nous nous sommes fondus parmi eux pour goûter à ce qu'ils endurent. Sacré boulot. Mercredi 15 juillet, 8h15. Une forte chaleur caractérise le début de cette journée de fin de semaine. Nous nous sommes rendus au rond-point de Amara, dans la commune de Chéraga, où nous avons pris place parmi une vingtaine de jeunes dans une tenue qui révèle leurs conditions de vie et leur métier pas officiel aux yeux des autorités. «Le rond- point des maçons», telle est l'appellation, devenue ordinaire pour les automobilistes et les riverains empruntant ce bout de chemin, ainsi que pour les travailleurs eux-mêmes, pour désigner ce lieu qui se trouve comme par enchantement à la lisière des chantiers de constructions individuelles et des vendeurs de matériaux de construction situés non loin de l'autoroute, précisément à l'entrée de Chéraga-Ouest. Dos collés au mur, la première impression qui se dégage à nous est ce regard de curiosité à notre égard. Les retardataires arrivent les uns après les autres et prennent position tels des pions sur un échiquier. Attendre, attendre et attendre... Les attentes pour un éventuel emploi sont interminables. Tels des soldats attendant le coup d'envoi d'une guerre, les maçons et manœuvriers se sont habitués au passage du temps et aux journées infructueuses. Il est midi, le soleil est à son zénith, quand une fourgonnette de marque française, un J9, s'arrête près du portail rouge, un coin du rond-point. Les travailleurs affluent vers elle. Image impressionnante. Elle fait rappeler les séquences des enfants affamés se dirigeant vers les camions pour prendre un peu de blé. Le conducteur, accompagné par un ami, essaye de négocier le tarif journalier pour effectuer des travaux dans son jardin, en l'occurrence monter un mur de séparation. Les jeunes en question sont à la limite de la bagarre pour empocher le contrat. Furieux, le chauffeur, voyant le tohu-bohu, décide de partir sans emmener un maçon avec lui. S'ensuivent les accusations adressées par-ci et par-là entre les concernés. «C'est de ta faute, on aurait pu partir à deux, c'est à cause de toi», pouvons-nous entendre, sans parler des expressions qui frôlent l'insulte. Les attentes sont insupportables. Le «vide» comme on dit dans le jargon détruit le moral. Les maçons attendent encore et encore. Pourquoi pas, un propriétaire de maisons pourrait se pointer. Le voilà, un homme, la cinquantaine bien entamée. Il demande une équipe de maçons pour refaire la dalle de sol. En entamant les négociations avec les maçons, il pense que le service est cher. 1500 DA pour un maçon et 800 pour un manœuvrier. De deux à quatre jeunes, suivent d'autres, qui désirent eux aussi arracher un contrat. Le monsieur a indiqué qu'ultérieurement il voudrait démolir et reconstruire le mur de sa villa, située non loin de Chéraga. Les tensions reprennent. «Je suis venu le premier… Je travaille sérieusement ya cheick…» Les chamailleries ne se sont pas arrêtées. En fin de compte, l'homme à la cinquantaine, dégoûté, décide de rebrousser chemin. La misère à l'origine de l'exode Ne voulant créer des soupçons ou être l'objet d'interrogations, nous n'avons entamé des discussions avec les maçons qu'après avoir sympathisé. Un ouvrier s'est approché de nous sous le prétexte de demander une cigarette. Nous lui avons donné volontiers un bout de nicotine, tout en lui proposant du café. «D'où viens-tu mon ami, t'as pas l'habitude de te pointer ici», nous a-t-il demandé avec politesse. «Nous cherchons du travail, comme vous», avons-nous répondu. La discussion s'est étalée et une certaine complicité s'est créée vu que les conditions de chômage sont semblables. Cependant, il s'est étonné que nous soyons algérois et venions demander du travail en maçonnerie comme eux. En leur expliquant que même si nous sommes d'Alger, le chômage touche toutes les franges de la société et que c'est un phénomène existant partout en Algérie. «La seule chose que nous n'ayons pas envisagée, c'est de nous déplacer vers une autre ville pour postuler à un travail», avons-nous ajouté. Nous avons expliqué avoir perdu, il y a trois mois, un emploi stable dans une entreprise. Après moult recherches, nous avons eu l'idée de travailler dans la maçonnerie parce que la journée pouvait être fructueuse, et ce, après avoir reçu des conseils de quelques amis. «Vous vous trompez totalement», soutient un maçon qui s'est joint à la discussion. Après l'instauration totale d'un climat de confiance, des jeunes ont relaté leur périple et leurs déboires. Ils ont décrit la misère vécue dans leurs douars d'origine. «Nous, si nous sommes là, nous savons très bien que ce n'est pas l'eldorado que nous trouverons. Mais nous préférons vivre dans la misère algéroise que celle de chez nous.» Quelques-uns d'entre eux ont raconté les pires moments de leur vie, particulièrement lorsque le terrorisme sévissait. Ils se rappellent les massacres commis par la horde terroriste. «A cause du terrorisme, aucun projet de développement n'a pu être réalisé. Et même après, les autorités nous ont abandonnés. Dans nos régions, que ce soit à Tissemsilt, à Tiaret ou à Aïn Defla, les terres arables et fertiles ne sont pas exploitées. Rares sont les agriculteurs qui possèdent des terres pouvant être rentables. Hormis le problème de la sécheresse, se pose la question du manque d'équipements. Nous connaissons des paysans désireux de contracter des crédits mais aucun prêt ne leur a été accordé», récitent-ils, amers. Un système de clans La majorité des maçons des ronds-points (Amara et Bois des Cars) sont originaires de l'ouest du pays, notamment des villages de Khemis Meliana, Aïn Defla, Tissemssilt, Tiaret, Chlef et Relizane. Il en est de même pour les autres points de regroupement. Toutefois, les maçons ne se mélangent pas. Chaque membre d'une région côtoie son semblable. Une solidarité se forme entre les enfants d'un même douar, d'une même commune, d'une même wilaya. La solidarité entre les enfants d'une bourgade ne doit pas se comprendre par le rejet de l'autre. Il arrive parfois que des circonstances poussent quelqu'un à ne pas prendre soin de l'enfant de son quartier. Les entrepreneurs n'assurent pas Si le froid et la chaleur dans lesquels travaillent les maçons sont insupportables, il n'en demeure pas moins que le facteur de désolation reste le comportement de certains entrepreneurs. D'après les maçons et manœuvriers des ronds-points, «les entrepreneurs ne déclarent pas à l'assurance sociale. Au meilleur des cas, sur une équipe de dix maçons, ils ne déclarent qu'un seul. Lorsqu'un maçon se blesse ou un incident se produit, l'entrepreneur souscrit le nom de la victime. C'est dans le souci de réduire les frais et pour le gain facile de l'argent qu'ils agissent ainsi, sans se soucier de la santé des maçons et des manœuvriers. En plus de cela, ils ne fournissent pas le matériel nécessaire et adéquat de sécurité». Les accidents ne sont pas une exception. Kouider regrette «la mort de son oncle, tombé du cinquième étage d'un immeuble en construction. L'entrepreneur a tout fait pour éviter d'être poursuivi en justice en transportant la victime à Chlef, histoire de se disculper». La cherté du ciment freine le parachèvement des chantiers La cherté du ciment est à l'origine du recul de l'activité dans le secteur de la construction. C'est ainsi qu'expliquent nos frères maçons et manœuvriers l'arrêt des centaines de chantiers, eux qui demeurent ces derniers temps sans rendement. Ils sont sans travail, et pour certains, depuis plus de 20 jours. D'autres n'ont pas touché une pelle depuis 10 ou 15 jours, que ce soit dans les maisons, les villas ou les appartements. Tout simplement, il n'y plus de boulot. La flambée de l'or gris décourage les uns et détruit le moral des autres. Ahmed affirme : «Depuis trois mois, nous restons 10 ou 15 jours sans travail. Personnellement, cela fait 20 jours que je n'ai pas senti l'odeur du ciment. En outre, les entrepreneurs ne nous sollicitent plus parce que le prix des matériaux de construction a augmenté de manière vertigineuse.» Au niveau des ronds-points Bois des Cars et Amara, chaque fois qu'un automobiliste s'arrête, c'est une lueur d'espoir. Mais en ces temps, où le prix du ciment défie la chronique, rares sont les conducteurs qui serrent à droite pour embarquer un maçon ou un manœuvrier. Et dès qu'elle redémarre, ce n'est pas forcément pour eux. Une journée de perdue de plus. Alger mieux qu'Oran Nos amis maçons et manœuvriers des ronds-points pensent qu'à Alger, le travail est plus intéressant, beaucoup plus que dans la capitale de l'ouest.Abdelkader, originaire de Tissemsilt, nous a récité son calvaire avant de débarquer à Alger : «Dans mon douar, il n'y a ni travail, ni avenir, encore moins un plaisir à y rester. C'est une misère totale que nous vivons. Depuis mes 15 ans, lorsque j'ai quitté les bancs de l'école, j'ai toujours eu l'impression d'être une charge pour mes parents. Alors, j'ai passé trois ans à faire des petits boulots, histoire d'apporter un plus à la maison, du pain ou quelques légumes. Quand j'ai eu 18 ans, j'ai décidé de monter à Alger, parce que d'après mes voisins, c'est la ville où il y a le plus de travail. En venant ici, j'ai connu une autre réalité. Mon premier jour était une vraie galère, surtout que je me suis perdu en route pour venir à Dély Ibrahim, je n'ai pas trouvé où dormir. Imaginez-vous que mon voisin, celui qui a grandi avec moi, n'a pas voulu m'accueillir dans son auberge sous prétexte qu'il n'y avait pas assez de place. Ce sont des gars de Aïn Defla que j'ai rencontrés dans la journée qui ont bien voulu me dépanner. Depuis, je partage avec eux une petite maisonnette.» Les conditions de vie sont tellement difficiles pour les maçons qu'on ne peut décrire les nuits qu'ils passent que d'infernales. Ils nous racontent que les gourbis construits par leurs soins à proximité des chantiers sont loin des regards, mais pleins de maladies. Ils accueillent régulièrement des nouveaux arrivants des douars ou des connaissances qu'ils ont faites au fil du temps. Manque de qualification En réalité, les travailleurs ne sont ni formés ni qualifiés. «Ils ont été formés dans le tas», affirme l'un d'entre eux. Le développement de l'agriculture dans les régions de ces jeunes malheureux pourrait apporter des solutions, dans l'optique de leur offrir des perspectives d'avenir plus prometteuses. Dans le cas contraire, l'Algérie connaîtra un nouvel épisode d'exode rural.