Une simple tournée le long de l'oued Sébaou suffit pour mesurer l'ampleur du drame qui frappe ce site écologique qui se meurt. Il faudrait peut-être fouiller dans le vocabulaire afin de trouver les mots justes à même de décrire la situation de l'oued que même les oiseaux ont fui. Le tableau est «apocalyptique». Le site ressemble, à s'y méprendre, à une fourmilière. Cratères géants, lit qui se rétrécit comme une peau de chagrin, tissu végétal en perpétuelle dégradation... sont autant d'éléments qui sautent aux yeux. Prenant sa source des hautes montagnes et du majestueux Djurdjura, l'oued Sébaou est la plus importante rivière en Grande Kabylie. L'oued dévale les abruptes hauteurs et débouche dans la plaine des Aït Aissi, puis s'écoule vers le territoire des Amraouas jusque dans la wilaya de Boumerdès où il se jette dans la mer près de Dellys. Il récolte, sur son passage, les multiples ruissellements des collines qu'il longe. C'est pratiquement l'oued qui a «construit» la Kabylie, voire d'autres wilayas du pays. Les quantités de sables extraites de sont lit au fil des années, et dont le volume augmente inexorablement vu le boom qu'a connu le secteur de la construction, ont fait que la menace de voir ce cours d'eau et sa vallée détruite est pendante comme une épée de Damoclès. Toutes les mesures dissuasives, restrictives ou d'interdiction d'extraction prises par les pouvoirs publics n'ont rien donné. Le viol se poursuit. Le dernier arrêté en date du 10 janvier 2010 interdisant toute extraction de matériaux alluvionnaires à travers les cours d'eau de la wilaya émane du ministère des Ressources en eau. Suite à quoi, il a été mis en place un dispositif à travers le décret exécutif 09-376 du 16 novembre 2009 publié dans le Journal officiel n°67 du 19 novembre 2009 fixant les conditions et modalités d'interdiction d'extraction des matériaux alluvionnaires. Le ton était donné par le ministre Abdelmalek Sellal lors de sa dernière visite effectuée dans la wilaya de Tizi Ouzou qui avait indiqué que l'extraction sera limitée et contrôlée comme elle sera soumise à une autorisation établie par le ministère et non par le wali comme cela a toujours été le cas. Il ajoutera aussi que cette limitation n'est que le prélude vers une interdiction totale de l'extraction de sable. Des mesures, un point c'est tout Ces mesures censées protéger l'oued d'une destruction certaine ne semblent pas être suivies d'effet. Sur le terrain, le pillage se poursuit au vu et au su de tous. De Chaïb jusqu'à Baghlia dans le territoire de la wilaya de Boumerdès en passant par Voudkou, Sidi Namane, Tadmaït, existent plusieurs sablières qui tournent à plein régime, des dizaines de pelles baladeuses qui n'arrêtent pas de creuser des cratères, prenant des allures de véritables abysses, une noria de camions gros tonnages et autres engins qu'on charge sans discontinuité y ont élu domicile, des centaines de jeunes tamiseurs qui ont trouvé dans le lit de l'oued leur gagne-pain. Le danger guette aussi les petits sasseurs. Tout le monde a en tête le décès, l'année dernière, d'un jeune tamiseur originaire du village Akouedj qui s'est noyé au lieudit Voudkou dans l'un des cratères creusés par les engins. La population de ce village de la commune d'Aït Aïssa Mimoun a vite réagi suite à ce drame. La sablière a été saccagée et incendiée. Elle n'a repris ses activités que récemment. Le Sébaou, «une vache à traire» Avec l'énorme besoin en construction, la demande a connu une montée fulgurante. Résultat : c'est la ruée vers le Sébaou. Le chômage étant ce qu'il est dans cette wilaya, une énorme population de jeûnes chômeurs va y trouver un «débouché» à son absence de ressources et d'horizon : le long de l'oued est devenu le champ d'activités d'équipes de «sasseurs de sable» et de chargeurs de camions, de nuit comme de jour. Ils viennent généralement des villages situés le long de l'oued. Des sommiers comme tamis Lors de notre virée au lieudit Voudkou sur la RN72, nous avons essayé d'en savoir plus sur le travail de ces jeunes qui triment avec les moyens les plus dérisoires : une pelle et une sorte de sommiers d'anciens lits en acier qui font office de tamis. «Nous n'aimons pas ce que nous faisons, mais avons-nous le choix ?», dira Hamid, la trentaine. Questionné sur le mal qu'ils causent au site, notre interlocuteur trouvera vite les mots pour s'en défendre : «Ce n'est pas avec une pelle qu'on cause du tort à l'environnement. A la limite, on ne creuse pas plus d'un mètre cinquante. Regardez le massacre fait par les pelles baladeuses des sablières qui font des cratères qui vont jusqu'à dix mètres et plus. Il est là le véritable danger. Enfoncez-vous un peu plus loin pour voir ce qui se passe.» D'autres sasseurs estiment qu'ils gagnent leur vie honnêtement. «Je ne considère pas ça comme un pillage. Ce qu'on gagne, c'est à la sueur de nos fronts avec tous les dangers que nous encourons quotidiennement», précisera Lyès, qui ajoutera qu'il est là pour se faire un peu d'argent avant de trouver autre chose. Comme quoi, tamiser le sable n'est pas un métier en soi. C'est juste un moyen de se faire de l'argent. Questionné sur leurs gains, notre interlocuteur ajoutera : «C'est selon la quantité tamisée. Parfois, à trois, nous réussissons à faire trois chargements. C'est 800 DA la benne d'un tracteur.» Les propriétaires des engins gagnent quatre fois plus que nous pour un chargement. Pour une distance de 15 km, le prix est de 3000 Da. Quant au gros tonnage, ça peut aller jusqu'à 12 000 DA. Les chauffeurs de camion jouent à cache-cache avec les services de sécurité Ces jeunes sassent des quantités durant la journée et chargent généralement le soir. Des réseaux entiers se sont constitués. On joue à cache-cache avec les services de sécurité. Connaissant parfaitement les moindres «pistes» qui permettent de passer sans être inquiétés, les chauffeurs des camions et autres tracteurs prennent des risques énormes. Ni les contrôles inopinés de l'Etat, qui, sporadiquement abat sa main répressive (amendes, fourrière et même prison) ni l'insécurité ambiante n'arrivent à décourager les particuliers comme «les barons du sable» dans leur entreprise destructrice. D'énormes sommes d'argent sont brassées chaque jour et échappent au fisc. L'argent du sable ne peut être quantifié. Des milliards sont brassés au fil du temps. Le prix du chargement varie selon sa nature et son poids, que ce soit du sable fin, du sable criblé ou tout venant. Nous avons réussi à avoir quelques chiffres. A titre d'exemple, pour les petits camions (3.5 T), gros camions (10 T) ou semi-remorque (+ de 2 T) et pour le chargeur (ouvrier, engins), un tiers du prix global (700 DA, 2000 DA, 4000 DA). Pour le transporteur livreur, le prix du chargement (les 2/3) peut être multiplié à l'envi selon la distance de la livraison (jusqu'à Alger-Blida) et l'état de la demande. A la lumière de ces quelques exemples, il est aisé de considérer la «richesse providentielle «qui vient de l'oued Sébaou pour une certaine poignée de personnes. Entre l'argent et les influences, c'est dame nature qui subit un sacré coup.