Considérée ces dernières décennies comme le parangon de la liberté de la presse et de la démocratie, l'Europe commence à donner des signes inquiétants quant à la limitation de l'écrit journalistique et de la parole, conséquence de l'immixtion des politiques et des forces de l'argent dans le quatrième pouvoir. Les exemples du recul de la liberté de la presse dans le vieux continent ces dernières années sont nombreux et inquiètent les hommes et les femmes des médias en premier. Le dernier de ces exemples vient de l'Italie, où «une journée silencieuse» des professionnels des médias, tous genres confondus, a été observée vendredi dernier pour protester contre un projet de loi du gouvernement prévoyant de limiter les écoutes téléphoniques ou des enregistrements audio et vidéo pendant une enquête judiciaire et leur publication dans les journaux. Le texte qui fâche prévoit également, pour les journalistes qui transgressent cette règle, une peine de prison et une forte amende pouvant atteindre près d'un demi-million d'euros. Des magistrats dont un des juges antimafia ont rejoint la cohorte de protestataires et ont apporté leur soutien aux journalistes, jugeant le texte gênant pour les enquêtes contre la criminalité organisée et le terrorisme. Cette «tentative de museler les journalistes», œuvre du gouvernement de droite dirigé par Silvio Berlusconi, a mis aussi en colère les défenseurs de la liberté d'expression et l'opposition de gauche. Pourtant, un texte similaire avait été approuvé en 2007 par l'équipe dirigeante de gauche, avant d'être mis à la poubelle après une mobilisation des professionnels des médias, qui avaient cessé de travailler pendant une journée, comme ils viennent de le refaire cette fois-ci. Le projet a déjà été voté en juin dernier par le sénat et devrait être soumis le 29 juillet aux députés italiens avant sa promulgation définitive. Il faut dire que Berlusconi est décidé à aller jusqu'au bout, lui qui fait face depuis deux ans à une avalanche de critiques dans les médias qu'il ne contrôle pas, pour des affaires de corruption, de trafic d'influence et de… mœurs traitées par la justice. La toute puissante fédération nationale de la presse italienne (FNSI) qualifie ce projet de «loi-bâillon» qui «nie aux citoyens le droit d'être informés», mais le gouvernement la juge «nécessaire pour protéger la vie privée des gens et le droit de la défense», notamment des politiques qui sont très surveillés par les médias. Pour l'association des magistrats italiens, «à travers un projet de loi qui vise la liberté de la presse, c'est un système bureaucratique qui serait ainsi installé et qui annihilerait les efforts de la lutte contre le terrorisme». Un projet de loi taillé sur mesure Le rédacteur en chef du «Corriere della Sera» (le Courrier du soir), l'un des grands journaux du pays, estime qu'il s'agit d'un «projet de loi taillé sur mesure pour mettre les membres du gouvernement à l'abri d'une enquête inattendue». Ces inquiétudes ne sont nullement partagées par les initiateurs du texte. «En Italie, nous sommes tous espionnés, il y a 150 000 téléphones sous écoute, et ceci est intolérable», se justifie Berlusconi, dont l'initiative fait suite à des fuites dans les médias d'écoutes téléphoniques ayant compromis de hauts responsables italiens, dont le ministre de l'Industrie. Ce dernier a été contraint en mai de quitter le gouvernement après les révélations dans la presse d'information faisant état de son implication dans une affaire d'appartement «lui appartenant qui avait en partie été payé par un entrepreneur condamné pour corruption». Ceci dit, si cette loi est votée, il faut dire adieu au journalisme d'investigation en Italie, un pays mieux noté par les ONG internationales par rapport à ses voisins notamment la France dont la liberté de la presse a fortement reculé depuis la venue au pouvoir de Nicolas Sarkozy, en 2007. Les journalistes français solidaires Du reste, la mobilisation des journalistes italiens a suscité l'approbation de certains de leurs confrères en France, où le pouvoir politique est secoué par des scandales financiers révélés par un journal one line et dont les suites meublent les unes des journaux depuis quelques jours. En France, donc, les journaux indépendants qui s'attaquent aux frasques des politiques se comptent sur les doigts d'une seule main. Depuis trois ans, seul Le Canard enchaîné continue de ruer dans les brancards et des journaux jadis «institutions» ont été réduits à la vassalité, contraignant la plupart des professionnels qui y travaillaient à se tourner vers le journaliste sur Internet. Le dernier scandale financier a été révélé par l'un deux «Mediapart», dirigé par un ancien du quotidien «Le monde», mais que les politiques du parti majoritaire, pointés du doigt, qualifient de tous les noms d'oiseaux pour cela. Et l'appel de l'équipe de ce journal à imiter les médias italiens n'a fait bouger personne dans l'establishment médiatique français. Dans ce pays, l'écrasante majorité des médias (presse, radios, télévisions) sont la propriété de trois grands patrons qui ont financé la campagne électorale de Sarkozy, qui n'a pas hésité à «s'approprier» les médias publics audiovisuels en s'attribuant la désignation de leurs premiers responsables, une prérogative jusque-là dévolue au Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA). Sarkozy et ses amis qui contrôlent donc les médias de son pays lorgne du côté de l'Internet, seul électron libre pour l'heure. D'où les inquiétudes des journalistes qui ont choisi ce média pour exercer librement leur métier. «Ne nous y trompons pas, c'est le Web qui est visé au cours de cette affaire. Ce n'est pas nouveau, cela fait maintenant plusieurs années que la majorité présidentielle réclame un contrôle d'Internet», avertit l'un d'eux, face à la campagne menée contre Mediapart. Cette course au musellement de la presse, en Italie et en France, s'est ressentie dans le classement en 2009 de l'association Reporters sans Frontières (RSF). L'association a placé la France à la 43e et l'Italie à la 49e. «Il est inquiétant de constater que des démocraties européennes comme la France, l'Italie ou la Slovaquie continuent, année après année, de perdre des places dans le classement», relevait RSF. «L'Europe doit faire preuve d'exemplarité dans le domaine des libertés publiques. Comment dénoncer les violations commises dans le monde si l'on n'est pas irréprochable sur son territoire ?», s'était-elle demandée alors. Il faut s'attendre à des scores peu enviables pour cette année pour ces deux pays et bien d'autres en Europe. Lorsque les intérêts des politiques et les détenteurs de grands capitaux s'en mêlent, bonjour les dégâts pour la liberté de la presse, garante de la démocratie.