Plus que tout autre domaine, la sexualité illustre la situation de l'individu brutalement confronté à la société. Son désir, son intimité, sa subjectivité viennent souvent se briser contre la norme sociale qui régit la sexualité et tout ce qui y est lié. Sa personnalité va se forger entre le désir et la peur du châtiment, la satisfaction ou le sentiment de culpabilité et le refoulement. Pour la société, la manière dont elle va domestiquer, «normaliser» la sexualité va donc constituer un enjeu fondamental, car il y va de sa survie : la compétition sexuelle et les débordements des questions sexuelles sur les autres domaines de la vie sociale risqueraient sinon de déboucher sur une violence permanente. La manière dont se fait cette normalisation constitue un indicateur de la force des institutions sociales : suffisamment solides pour maîtriser l'expression des désirs sexuels des individus et la banaliser en quelque sorte ou au contraire trop fragiles et nécessitant un recours permanent, soit à une répression directe soit indirecte à travers une valorisation positive de leur non-accomplissement ou enfin à la définition d'un cadre légitime strict pour cette expression. Interroger les Algériens sur la sexualité, c'est donc aborder ce lieu de tous les dangers où une société et les individus se révèlent. Mais il ne s'agit ici que d'un modeste sondage d'opinion et non d'une enquête approfondie. L'objectif était, à travers une sélection de questions sur les opinions ou les comportements, de se faire une idée sur des aspects importants de la sexualité. L'éducation sexuelle reçue, la première expérience, la virginité, les rapports hors mariage, l'opinion sur l'homosexualité, celle sur l'avortement sont autant de caractéristiques qui distinguent les individus. Constater ces différences et voir comment elles se distribuent dans la société en fonction d'autres caractéristiques comme le genre (masculin, féminin), l'âge, le niveau d'instruction ou le milieu d'habitat (urbain, rural) est déjà important. Ces dernières variables reflètent en effet elles-mêmes des différences importantes de positions ou de situations dans la société, différences qui vont elles-mêmes contribuer à expliquer pourquoi tel ou tel individu a tel ou tel comportement ou opinion ; ou bien pourquoi nous retrouvons cette opinion ou ce comportement avec une forte fréquence dans tel ou tel groupe social. On ne peut toutefois donner une analyse approfondie de ces différents constats. Les conditions de réalisation d'un sondage d'opinion (la brièveté de l'interview et l'endroit où l'entretien se déroule) ne permettaient pas d'aller plus avant dans le constat. Mais ce n'est pas non plus l'objet d'un sondage d'opinion que d'aller plus loin. C'est à la recherche en sociologie et d'autres disciplines des sciences humaines qui disposent de beaucoup plus de ressources et de temps d'apporter des réponses plus fines à ces questions et, ce faisant, permettre d'approfondir un premier reflet d'elle-même qui est donnée à la société par un sondage d'opinion. Le premier constat que nous pouvons faire est que les Algériens se placent de manière très fortement majoritaire dans un modèle traditionnel ou, disons conservateur, de la sexualité : les relations sexuelles devraient se pratiquer plutôt dans le cadre du mariage, la virginité de la femme avant le mariage est indispensable, l'homosexualité doit être punie ou à tout le moins réprouvée, l'avortement ne peut être un choix non conditionné de la femme concernée. Ce modèle est majoritairement valable aussi bien pour les femmes que pour les hommes, en milieu urbain ou en milieu rural, pour les jeunes et pour les vieux ou enfin que l'on soit instruit ou analphabète. Si les choses étaient aussi tranchées, cela mettrait la société algérienne devant un défi extrêmement difficile. En effet, l'âge au premier mariage dans la société traditionnelle était beaucoup moins élevé que maintenant (21 ans pour les femmes et 25 pour les hommes en 1977 contre 29,3 pour les femmes et 33 pour les hommes en 2008). Cela signifierait que les individus reproduiraient des comportements d'une période radicalement différente de l'actuelle, avec tous les malaises et difficulté d'être que cela engendrerait. Les choses sont en réalité moins figées qu'elles ne paraissent au premier abord. Ainsi, même si les différences selon les variables listées plus haut (genre, âge, niveau d'instruction, milieu d'habitat) sont faibles, elles restent quand même assez significatives. Nous voulons dire par là que si nous retrouvons un comportement chez la majorité des femmes et la majorité des hommes, ceci n'empêche pas que cette majorité peut être beaucoup plus importante chez les hommes ou chez les femmes. A titre d'exemple, un certain comportement peut être adopté par 55% des hommes et 80% des femmes, ce qui constitue la majorité absolue dans les deux cas, mais il apparaît aussi une différence extrêmement importante entre les hommes et les femmes. Ainsi des différences significatives existent entre le milieu rural et le milieu urbain. Mais les différences les plus importantes apparaissent selon le niveau d'instruction. Il est par contre assez frappant de constater que sauf sur quelques questions précises, les deux sexes expriment des opinions fortement similaires. Enfin, chose extrêmement significative, si des différences importantes selon l'âge existent sur certaines questions, sur la plupart des questions les opinions selon les tranches d'âge ne varient pas beaucoup. Ce dernier phénomène qu'on a constaté dans d'autres études, comme celles portant sur les droits des femmes et des enfants, ne va pas sans poser problème. Il illustre d'une certaine manière les obstacles au «changement des mentalités» dans la période actuelle : la frange de la jeunesse ne semble plus en effet être porteuse, tout au moins momentanément, d'une dynamique de transformation positive de la société. Ceci est sans doute lié à la situation de blocage que vit cette jeunesse et du repli sur les valeurs traditionnelles qui en est la conséquence. Le changement, lorsqu'il existe, apparaît en même temps très fortement contradictoire. Comment expliquer en effet qu'une partie non négligeable (50%) des jeunes célibataires aient un(e) ami(e) (pas un(e) fiancé(e)) notamment en milieu urbain, qu'ils aient des rapports sexuels (50%) (même s'ils ne sont pas très poussés), mais qu'en même temps ils considèrent que les rapports sexuels doivent se dérouler dans le cadre du mariage? Comment expliquer ce paradoxe de l'accès à une permissivité que la société traditionnelle n'aurait jamais imaginée et qu'en même temps, cet accès ne s'accompagne pas de la «positivisation» et de la légitimation nécessaires à une société pour avancer ? C'est probablement la conclusion principale qu'apporte ce sondage. A savoir que les comportements et opinions majoritaires demeurent fortement conservateurs ou traditionalistes, mais qu'en même temps des opinions et des pratiques en contradiction, frontale dirait-on, avec cette tradition émergent et concernent des proportions de la société parfois très importantes. Nous ne parlons pas des 10 à 20% de la société qui ont des opinions ou des comportements modernistes ou même «résolument modernistes», mais plutôt d'une autre frange apparemment beaucoup plus importante, qui demeure traditionaliste ou conservatrice sans vraiment l'être mais qui pourrait «basculer» facilement pour peu qu'elle trouve, au sein de la société, des signes favorables pour aller dans ce sens. L'éducation sexuelle la majorité des Algériens pense qu'elle est importante mais… trouve que notre société y attache peu d'importance. Parce qu'elle va contribuer à dédramatiser un sujet empreint de tabous, d'interdits, de non-dits, l'éducation sexuelle, définie comme les informations, connaissances ou conseils donnés aux enfants et adolescents pour qu'ils sachent ce qu'est la sexualité, joue un rôle important dans le développement de la personnalité de l'enfant et de l'adolescent. Elle devient une partie indispensable de l'éducation de l'enfant dans une société moderne. Une très grosse majorité des Algériens, plus de 80%, pense que l'éducation sexuelle est quelque chose d'important.Mais 20%, ce qui n'est pas négligeable, pense qu'elle est peu importante ou inutile. Malgré cela notre société attache assez peu d'importance à l'éducation sexuelle, ceci selon l'écrasante majorité des Algériens. La quasi-totalité des Algériens s'accorde à dire que notre société ne donne pas d'importance à l'éducation sexuelle. Ils sont 83% à le penser. Les femmes sont dans une proportion plus grande que les hommes à penser que la société accorde de l'importance à l'éducation sexuelle. Les urbains sont aussi dans une proportion plus importante. Enfin, plus on est instruit et plus on pense que la société algérienne ne donne pas d'importance à l'éducation sexuelle. Mais aussi bien pour le milieu de résidence, le genre, ou le niveau d'instruction, même s'il y a des différences elles ne sont pas très élevées. De ce fait, on peut dire que l'écrasante majorité des Algériens, sans distinction, est presque unanime à penser que leur société n'attache pas d'importance à l'éducation sexuelle. A la question de savoir quelles institutions seraient les plus à même de dispenser une éducation sexuelle, les différentes institutions citées arrivent pratiquement à égalité : 73% pensent que l'école est une institution adéquate, 64% la mosquée, 68% la télévision, pratiquement le même score pour les amis (64%) et enfin 65% par quelqu'un de la famille. Nous observons très peu de différences entre nos différentes catégories. Deux sources semblent être fortement discriminantes selon le genre ou le niveau d'instruction. Celle des amis semblent avoir la faveur des hommes comparativement aux femmes (seules 47% des femmes pensent que les amis seraient à même de dispenser une éducation sexuelle, contre 80% chez les hommes). Cette tendance s'inverse pour la famille (74% chez les femmes, 57% chez les hommes). On observe aussi relativement peu de différences selon l'âge ou le niveau d'instruction. La seule source où il y a des divergences, dans ce dernier cas, est «les amis». La source, les amis, devient aussi plus acceptable au fur et à mesure que le niveau d'instruction s'élève (de 49% à 73% en passant des analphabètes à ceux qui ont un niveau d'instruction supérieur). Ceci pourrait être interprété par une moindre résistance à parler de ses préoccupations intimes avec les autres au fur et à mesure que le niveau d'éducation s'élève. Les différentes sources d'éducation sexuelle sont, pour les hommes, en premier lieu les amis. A cette source accèdent 85% des hommes. Viennent ensuite l'entourage avec 80%. Les autres sources, pour les hommes, viennent loin derrière : 52% pour les recherches personnelles, 26% pour l'école et enfin 7% pour les parents. Les sources pour les femmes sont beaucoup moins polarisées. 52% et 46% respectivement accèdent à l'éducation par les amis ou l'entourage (contre 80 et 85% pour les hommes comme on vient de le voir).