Qu'ils soient ouvriers sans qualification, serveurs dans un restaurant, garçons de café, manutentionnaires, maçons, électriciens, «employés de bureau» ou journalistes, ils sont nombreux à être victimes de pratiques anachroniques tout à fait contraires à la loi 90-11 du 21 avril 1990 relative aux relations de travail. Ce texte, modifié et complété au 11 janvier 1997, demeure le seul et unique cadre censé gérer les rapports employeurs-employés, mais son application laisse à désirer. Le travail au noir prend des proportions inavouées en Algérie, mais les chiffres restent fragmentaires sur un phénomène en constant développement dans le secteur privé où, en dépit de la nature coercitive de la loi précitée, les employeurs continuent d'employer des travailleurs sans les déclarer à la sécurité sociale. Que ce soit dans le bâtiment, un secteur boosté par les projets colossaux de l'Etat, et le développement spectaculaire de l'autoconstruction, l'industrie, l'agriculture ou les services, nombreux sont les travailleurs qui ne bénéficient pas d'une couverture sociale. Les cas sont légion et se ressemblent étrangement. Ahmed, cet électricien en bâtiment que nous avons déjà questionné en 2009, assure que sa situation n'a pas évolué d'un iota. Sur les 47 ans de service effectif, il n'a cotisé que 12 ans à la Sécurité sociale. Depuis 1986, il a décidé de travailler à son compte. Les débuts étaient enchanteurs – il est arrivé à construire sa propre maison, à aider un de ses frères à s'installer à Staouéli. Mais, à cause de la situation qu'a vécue le pays, ses revenus ont commencé à baisser, pratiquement à partir de 1992-1993. «La plupart des autoconstructeurs avaient abandonné leurs biens, d'autres voulaient s'en débarrasser à cause de la dégradation de la situation sécuritaire. On bricolait de temps à autre, mais ce n'était plus l'embellie des années 1980», nous dit-il. «Avec l'accalmie, il y a eu reprise de la construction individuelle mais il y a eu aussi l'arrivée de nombreux "bricoleurs" qui cassent les prix, et de plusieurs entreprises privées puissantes qui raflent les gros marchés», poursuit-il. La hantise des accidents du travail Mohamed fait partie de ces milliers d'artisans activant sans filet de protection sociale. Maçon depuis une dizaine d'années, il est très sollicité par les autoconstructeurs de Dély Ibrahim, Chéraga et Staouéli. Il travaille tous les jours, même le vendredi pour subvenir, dit-il, aux besoins de sa famille et de ses parents âgés demeurés au bled, à Aïn Boucif, dans l'arrière pays de Médéa. Grâce à ce métier qu'il a appris sur le tard en assistant des oncles maçons, Mohamed s'est fait quelques économies et a beaucoup amélioré son quotidien. Il s'est même offert une voiture d'occasion. Tout fonctionnait jusqu'au jour où un accident fait basculer sa vie dans la précarité. En découpant des dalles de faïence, il s'est presque sectionné trois doigts de la main droite en manipulant maladroitement une tronçonneuse. Evacué d'urgence vers l'hôpital de Beni Messous, il s'en sort avec plusieurs points de suture et arrête de travailler pendant plus de six mois. Cet arrêt de travail forcé l'a mis complètement à sec. Sans assurance sociale, il ne peut prétendre à aucune indemnisation. Fort heureusement, Mohamed a pu recouvrir petit à petit l'usage de sa main droite et reprendre son travail. Mais cet accident lui a fait prendre conscience de la fragilité de sa situation sociale, d'autant plus que la plus âgée de ses filles n'a que 9 ans. Lakhdar, son cousin germain, vit une situation similaire. Artisan peintre, il vivote en prenant en charge le revêtement des murs intérieurs et extérieurs des maisons ainsi que la pose de faux plafonds et autres décors en plâtre. Le métier est difficile et la concurrence est très rude depuis l'intrusion sur le marché de nombreuses entreprises spécialisées. Pratiquement, Lakhdar travaille un mois sur trois. C'est en été qu'il est sollicité le plus, la saison étant propice aux types de travaux qu'il propose. Le reste du temps, il «bricole» avec un ami électricien qui l'emploie comme manœuvre. Sa hantise : l'accident au travail. Il a vu des gars chuter de plusieurs mètres et s'écrabouiller le crâne sur le sol. Lui-même s'est cassé une jambe en sautant d'un échafaudage «pourtant pas très haut». Plusieurs fois, il a refusé des «marchés» juteux à cause d'une grippe saisonnière, d'un mal de dos, d'une entorse… Interrogé sur le phénomène de précarité au travail, Saïd Kahoul, président du Conseil supérieur du patronat algérien (CSPA) est catégorique : «Le problème de déclaration ne devrait plus se poser, car cette pratique va à l'encontre des intérêts et de l'entreprise et des travailleurs, qui sont en fait sa véritable richesse.» M. Kahoul, dont l'association regroupe des milliers d'opérateurs privés, explique que la précarité au travail n'est pas seulement liée au défaut de déclaration à la caisse de Sécurité sociale. «Je considère que la plupart de nos adhérents sont sortis de cette phase, car nous menons depuis 1997-1998 une campagne permanente de sensibilisation sur cette question. Aujourd'hui, le problème se pose en termes de plan de charge et d'occupation effective des entreprises.» Le président du CSPA assure que la plupart des entreprises privées tournent à peine à 20% de leurs capacités, ce qui induit la mise au chômage technique de l'essentiel de leurs effectifs. «Le manque à gagner est énorme car si l'entreprise ne tourne pas bien, elle ne peut se permettre de garder ses employés et encore moins créer de l'emploi. A mon sens, le vrai débat sur la précarité doit prendre en considération l'ensemble de ces aspects», conclut-il. Pigistes permanents Pathétique est le cas de nombreux confrères employés dans la presse nationale. Dans les locaux pourris de la Maison de la presse, des quotidiens continuent de faire travailler des journalistes sans déclaration à la Sécurité sociale. Mais, avoue Abdennour Boukhamkham, secrétaire général de la Fédération nationale des journalistes algériens (FNJA), «le phénomène n'a plus la même ampleur que les années précédentes». «Les enquêtes diligentées par l'inspection du travail ont porté leurs fruits», nous dit-il, faisant constater qu'il ne reste que «5 à 6 quotidiens récalcitrants qui refusent encore de se plier aux dispositions légales». M. Boukhamkham précise toutefois que si le problème de la déclaration à la Cnas ne se pose que de manière marginale, les questions relatives à la grille des salaires, le plan de carrière, les droits des journalistes aux congés légaux et aux récupérations, restent encore sans réponse. «Depuis la publication du décret exécutif portant statut du journaliste, nous constatons que la majorité des articles qu'il comporte ne sont pas appliqués», indique notre interlocuteur qui relève, surtout, la difficulté à mettre en place la commission de la carte professionnelle nationale de journaliste. Notre interlocuteur conclut sur une note d'espoir :17 quotidiens privés ont accepté de signer la convention collective que la FNJA a élaborée avec les membres de la profession. La cérémonie officielle aura lieu le 10 février prochain, en même temps que la tenue du conseil national de la fédération. Dans les médias publics, le problème de précarité se pose surtout dans l'audiovisuel. La télévision et la radio emploient, en effet, un grand nombre de cachetiers. Aléatoires, leurs revenus dépendent de l'humeur des producteurs, de la périodicité, de la durée et de la grille des émissions.