Les pays occidentaux n'ont jamais souhaité la chute de Moubarak ni de Ben Ali, comme ils ne souhaitent pas celle de l'émir du Bahreïn et encore moins celles des alliés du golfe arabe. Mais celle de Mouammar Kadhafi si. C'est même le rêve de l'Europe et des Etats-Unis qui auraient souhaité, au fond, que la révolte arabe commence et s'arrête à Tripoli. C'est par nécessité, et non par conviction, disons avec beaucoup d'amertume, qu'ils ont assisté, impuissants, au mouvement de ce rouleau compresseur arabe en Tunisie et en Egypte qui met à plat deux régimes arabes des plus impopulaires qui avaient leur bénédiction. On ne peut pas en dire autant des sentiments que les dirigeants américains et européens nourrissent pour Mouammar Kadhafi, depuis 41 ans qu'il est au pouvoir. Traditionnellement, l'idée que l'on a du «Guide la Révolution libyenne» est celle que l'on a aussi des plus féroces dictateurs au monde, avec en plus le «caractère imprévisible». Car s'il est bien un leader arabe dont les Etats-Unis et l'Union européenne n'en ont jamais voulu et dont ils souhaitent la chute de tous leurs vœux, c'est bien le colonel Kadhafi avec qui les Américains et les Européens ont de vieux comptes à régler. De vieux comptes à régler Le guide libyen était dans l'œil du cyclone depuis le début de sa prise du pouvoir d'où il a chassé le roi Idriss Snoussi, dont la famille native de Mazouna est d'origine algérienne. Pour avoir d'emblée emboîté le pas à Houari Boumediene auquel il vouait une admiration et un respect sans égal pour un autre dirigeant arabe en nationalisant, à son tour, les compagnies pétrolières occidentales. Pour son discours nationaliste arabe, d'inspiration nassérienne, pour sa «farouche» hostilité à la culture occidentale, pour son soutien politique et financier aux mouvements palestiniens les «plus radicaux», dont Abou Nidal, pour avoir hébergé Carlos, l'«ennemi public» nº1 en France, ou pour fournir des armes aux régimes africains «peu dociles». C'est beaucoup de motifs à la fois pour les Occidentaux de souhaiter tout le mal du monde au colonel Kadhafi. Les plus mauvais souvenirs ont refait surface chez les Occidentaux qui ne lui ont jamais pardonné l'assassinat d'une policière devant la porte de l'ambassade de Libye à Londres, les attentats contre une discothèque en Allemagne où deux soldats américains trouveront la mort, l'explosion au vol de l'avion de la Panam au-dessus du territoire écossais et celui du DC 10 d'Air France en territoire libyen. C'est sur ces «actes de terrorisme» qu'on l'attendra au tournant. Les avions américains et britanniques ont mené des frappes meurtrières sur Tripoli alors que l'armée française l'attendra, elle, au Tchad où, pourtant, Kadhafi a mille fois plus de raisons d'être dans ce pays voisin que la France. Kadhafi devient fréquentable Il a fallu aux Occidentaux près de trois décennies de mise en quarantaine diplomatique, de boycott international de ses hydrocarbures, d'embargo sur ses aéroports, et même de menace d'une intervention militaire comme en Irak pour faire rentrer Kadhafi dans les rangs. Vers la fin des années 2000, la Libye a fini par accepter toutes les conditions posées par les Européens et les Américains, de son engagement à collaborer dans la lutte contre le terrorisme, à l'abandon de tout programme nucléaire. Mouammar Kadhafi devient fréquentable et peut dresser sa tente dans les jardins de l'Elysée. Les leaders européens et américains défilent à Tripoli où les compagnies pétrolières occidentales sont de retour. De juteux contrats sont signés avec ce pays de 6 millions d'habitants où la rente pétrolière est estimée à 40 milliards d'euros/an. L'Europe lui vend même ses avions de combat et installe des systèmes de communication des plus sophistiqués dans ce pays du Maghreb. Et vint la révolte populaire ! Une lune de miel qui sera de courte durée. Le vent de la démocratie est intervenu au moment où les Etats-Unis et l'Europe faisaient de meilleures affaires avec ce pays qu'en Egypte et en Tunisie. Les pays de l'Union européenne et les Etats-Unis qui n'ont pas d'autre choix que de prendre le train en marche de la révolte populaire en Tunisie et en Egypte, ont de bonnes raisons de se réjouir de ce qui arrive à celui qui, ils le savent, restera à jamais l'un de leurs plus farlouches adversaires. Comme ils l'ont fait en Egypte, constatant l'impossibilité de déloger un régime par un coup d'Etat militaire, les Américains et les Européens ne voyaient pas d'un mauvais œil la préparation de Seif El Islam Kadhafi à la succession de son père. «Il est plus mûr que ses frères Hannibal et Saadi», dit-on dans les chancelleries occidentales où Seif El Islam est reçu en prince hériter de cette dynastie républicaine du Maghreb. Avec les massacres des populations civiles par la police et l'armée, depuis quelques jours à Benghazi et puis hier à Tripoli où la contestation populaire faisait son entrée, le régime de Kadhafi a offert une occasion en or aux Occidentaux de se débarrasser de ce partenaire économique trop encombrant. Comme en Egypte et en Tunisie, ils doivent sans doute songer déjà à l'après-Kadhafi. A «accompagner les aspirations à la démocratie» en Libye, selon la belle formule occidentale utilisée à Bruxelles et à Washington, pour voir s'installer enfin un régime dans un pays où il y aura plus de garantie pour leurs colossaux intérêts. Pour le moment, c'est encore un rêve qui semble tourner au cauchemar pour les présidents et hommes d'affaires occidentaux, dont les capitaux y sont investis, ont d'ailleurs déjà pris peur.