Comme durant l'invasion de l'Irak, la coalition «alliée» est en train de commettre dérive sur dérive en Libye, au nom de la protection des populations civiles libyennes. Une supercherie occidentale avec des complicités arabes. Un confrère algérien demandait au colonel Mouammar Kadhafi, qui donnait une conférence de presse en marge du Sommet des non-alignés d'Alger en 1973, ce qu'il avait à répondre du vœu formulé par le shah d'Iran «priant Dieu de ne pas permettre à un Kadhafi prendre le pouvoir en Arabie Saoudite». Réponse du tac au tac du colonel libyen : «Et moi, je prie Dieu de ne pas écouter le shah d'Iran !» Le «leader libyen» aura plus d'une fois encore l'occasion d'irriter ses adversaires du Golfe. Le 1er septembre 1987, à Benghazi, on l'interrogea sur les moyens qu'emploieraient les pays arabes pour faire front commun face à Israël. «Avec quoi ?», dit-il, en enchaînant : «Avec l'Irak ? Saddam est occupé ! (dans la guerre avec l'Iran), avec le Golfe ? Avec le harem, les Cadillac, les Chevrolet ?» Ce franc-parler, il ne s'embarrassera jamais de l'utiliser à la moindre occasion, cette fois directement face au roi Abdallah d'Arabie Saoudite, au cours du Sommet arabe du Caire. Le Qatar s'en va en guerre ! Ce n'est donc pas tant pour voler au secours des populations civiles libyennes, comme on le prétend, que l'aviation militaire du Qatar, l'une des monarchies absolutistes, s'est jointe dimanche aux frappes aériennes en Libye. A ce stade, les monarchies du Golfe doivent prier Dieu de voir se réinstaller un régime royaliste en Libye. Mais en Occident, on fait comme si. Davantage que le Qatar, dont elle est le meilleur allié occidental, la France met en avant les principes, le cas de «crime contre l'humanité», son honneur, l'aval des pays arabes et le mandat du Conseil de sécurité pour justifier son rôle de leadership dans cette coalition de guerre contre la Libye. Des opérations militaires qui sont sorties au premier jour du cadre légal fixé par la communauté internationale. Encore faut-il ouvrir ici une parenthèse pour contester ce cadre-alibi à des opérations de guerre qui obéissent à des objectifs autres qu'humanitaires. Qu'a-t-on donc fait au Conseil de sécurité pour protéger la population de Ghaza des bombardements israéliens de 2009 ? Pourquoi pas une coalition internationale contre Israël coupable, même aux yeux de la justice européenne, de «crimes contre l'humanité» à Ghaza ? Les dés pipés au départ Pourquoi, aujourd'hui, spécialement la Libye ? Manque-t-il à ce point des populations civiles au monde qui demandent à être protégées des agressions étrangères comme des régimes de leurs propres pays ? Pourquoi l'Irak ? Pourquoi des sanctions internationales contre l'Iran ? Un trait commun troublant chez ces trois pays ciblés : ce sont toutes d'anciennes monarchies défaites par des «révolutions» baasiste, nationaliste ou islamiste, avec lesquelles les régimes pétroliers du Golfe ont de vieux comptes à régler. Les dès sont pipés au départ. La règle du jeu, comme elle fonctionne en ce moment aux Nations unies, est une parfaite supercherie. Un Etat, Israël ou les Etats-Unis ont le droit de bombarder les populations civiles en Irak et en Palestine. L'argument est de poids : ce sont des démocraties. Ils peuvent donc frapper hors de leurs frontières. La France est une démocratie mais elle refuse d'admettre, de présenter la moindre des excuses pour les massacres d'Algériens par centaines de milliers de 1945 à 1962. Trop facile de tourner la page, comme le réclame Sarkozy, au nom de l'avenir ! L'Arabie Saoudite, féroce dictature cette fois, a elle aussi le droit d'envahir Bahreïn pour contribuer au massacre des civils qui expriment exactement, et de la manière la plus pacifique, les aspirations des autres peuples arabes à la liberté et à la démocratie. Dérives morale, politique et militaire La première dérive occidentale est morale. On tolère les violations des droits de l'homme à Bahreïn, au Sahara occidental, chez les amis auxquels on propose le savoir-faire militaire et policier de la France, acquis en Indochine, en Algérie et au Congo. La seconde dérive est politique. La magouille diplomatique a eu tous ses droits avant la mise en place du scénario à l'irakienne en Libye. La complicité arabe. La Ligue arabe a servi de faire-valoir à une intervention occidentale contre un pays arabe. On inverse les rôles. La France, dit-on à Paris, «intervient aux côtés des pays arabes» (non l'inverse !). Cette formule, Sarkozy la répète sans arrêt depuis le sommet de vendredi à Paris que l'Union africaine a boudé. Maintenant, que, pour des raisons encore mystérieuses, Amr Moussa regrette la dérive militaire que ne prévoyait pas la résolution 1973 du Conseil de sécurité, et que l'Egypte fait marche arrière, on a toujours le Qatar dans les rangs. Dérive militaire enfin : les bombardements alliés ont ciblé des zones résidentielles à Tripoli dans le but évident d'éliminer physiquement le colonel Kadhafi. C'est exactement ce que faisait Bush à Baghdad, mettant les massacres des populations civiles sur le compte de bavures tolérées en période de guerre. La résolution 1973 ne parle pas d'assassiner Kadhafi, ni même de le destituer. Un salon pour les Rafales Sarkozy ne doit certainement pas ignorer l'absence d'une telle clause dans une résolution dont il est l'auteur pour des objectifs qui sont les siens. La guerre de Libye est le meilleur salon de l'aviation militaire pour vendre les Rafales français dont aucune armée au monde n'en a voulu. Même l'armée marocaine, qui lui a préféré le F16 américain, Zapatero, qui a envoyé hier sur le champ de bataille 4 avions de ce type, a arraché un juteux contrat de plusieurs milliards d'euros pour la vente à l'Arabie Saoudite de 300 chars. De quoi financer le programme de modernisation de son armée gelé en cette période de crise économique. Dans cette guerre injuste, faite de magouille et de dérives, ce sont les pays occidentaux et leurs alliés arabes qui y trouveront bien leurs comptes. Ni les partisans ni les adversaires du colonel Kadhafi. Pas le peuple libyen.