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La «révolution» impossible
Reportage inédit sur la Syrie (3e partie)
Publié dans Le Temps d'Algérie le 18 - 02 - 2012

Pierre Piccinin était en Syrie en décembre 2011 et janvier 2012. L'historien et politologue apporte un éclairage nouveau sur les événements qui secouent ce pays, ainsi que sur les enjeux régionaux. Sans parti pris et loin de la propagande de Damas et de ses opposants ou des avis sans nuance des capitales occidentales et des médias internationaux. Où l'on pénètre dans cette zone grise, complexe, pour comprendre un conflit… Analyse et état des lieux.
J'ai alors suivi les opposants dans un immeuble, dans un des appartements qui leur sert de cache et de lieu de rendez-vous. Une vingtaine d'hommes en armes y étaient assis sur des banquettes disposées tout autour de la pièce principale, le long des murs. Parmi eux, une femme, que j'ai tout de suite reconnue : Fadwa Suleiman, la «Passionaria» de Homs. L'accueil a été chaleureux et j'ai pu poser les questions que je souhaitais.
Une fois la nuit tombée, mes hôtes m'ont proposé de passer la nuit avec eux, car des tirs de snipers avaient commencé depuis les toits des bâtiments périphériques. Il ne m'était donc plus possible de rejoindre mon véhicule et de quitter la zone.
Les autorités, en effet, pour empêcher les mouvements nocturnes des rebelles, ont établi un couvre-feu de fait. Selon les témoignages des rebelles, l'armée régulière est appuyée par des tireurs d'élite iraniens. Les rebelles m'ont affirmé en avoir tué plusieurs : «Avant, nous n'avions rien contre l'Iran, on aimait l'Iran, parce qu'il était notre allié et nous défendait mais, maintenant, nous haïssons les Iraniens.»
En vérité, les rebelles n'avaient pas eu l'intention de me laisser rentrer à Damas le jour même : ils voulaient d'abord vérifier mon identité et savoir s'ils pouvaient me laisser partir sans risque, alors que je les avais localisés. Ce pourquoi ils ont attendu la tombée de la nuit avant de me prévenir des risques. J'étais aux arrêts, mais je ne l'avais pas bien compris encore.
Au petit matin, des tirs d'artillerie et de mitrailleuses ont doublé ceux des snipers et m'ont réveillé, dont quelques-uns ne sont pas tombés très loin de notre immeuble : très reconnaissables, il s'agissait de tirs de chars d'assaut, qui bombardaient le quartier à l'aveuglette pour soumettre la rébellion.
Je me suis immédiatement levé. Tous les rebelles avaient disparu, Fadwa également. Un seul était resté pour me veiller : «C'est comme ça tous les jours», m'a-t-il lancé, en m'apportant le café…
Le jour étant levé, les tirs ont cessé et j'ai demandé de rejoindre ma voiture : la veille au soir, je devais rencontrer le ministre syrien de l'Information. Mes hôtes et moi avions donc convenu d'un petit scénario et j'avais téléphoné au ministère pour prévenir de ma situation, expliquant que, m'étant «égaré», du fait des tirs, j'avais été accueilli par «une famille ne parlant que l'arabe», langue que je maîtrise mal encore, qui allait m'héberger pour la nuit.
Mais comment expliquer mon absence un jour de plus, alors qu'on m'avait suggéré de rejoindre le lendemain un groupe de journalistes invités par le gouvernement et en visite à Homs ? Le point de rendez-vous était le bâtiment du gouvernorat.
Mais les rebelles m'ont demandé d'attendre davantage, car mon identité et ma bonne foi n'avaient pas été vérifiées. Une douzaine d'hommes, que je n'avais pas encore rencontrés, s'est présentée et j'ai dû pour la énième fois leur expliquer comment j'étais arrivé là et ce que je faisais en Syrie. Ils ont à nouveau examiné mon passeport pendant un long moment.
Finalement, ils ont paru rassurés. Ils m'ont demandé de déclarer devant une caméra que j'avais été bien traité et n'avais pas été enlevé par eux, car ils craignaient que le gouvernement syrien ne m'obligeât à passer à la télévision pour les accuser de m'avoir kidnappé.
Après quoi, ils m'ont prévenu qu'ils allaient me bander les yeux et me conduire au centre-ville. Trois d'entre eux sont montés dans ma voiture, l'un d'eux a pris le volant. Ils m'ont conduit jusqu'à proximité de la place centrale de Homs. Nous nous sommes chaleureusement embrassés et je les ai quittés pour rejoindre le gouvernorat et les journalistes.
Les rebelles de Homs –
il convient de les appeler ainsi, car il s'agit désormais bel et bien d'une rébellion- agissent en pelotons d'une dizaine d'hommes chacun.
Je n'en ai rencontré qu'une partie mais, dans la seule cache dans laquelle j'ai passé près de deux jours avec eux, j'ai vu se succéder plusieurs groupes, ce qui me laisse supposer que leur nombre n'est pas négligeable.
Mais pas suffisant, cependant, pour réellement inquiéter le gouvernement, d'autant plus que leur armement reste léger
: kalachnikovs et grenades à main. Toutefois, en pratiquant ainsi une forme de guérilla et en se fondant dans la population, dont ils sont issus, ils tiennent en respect l'armée régulière, qui cerne ces deux quartiers et semble avoir pour le moment renoncé à y faire le coup de force.
Hama, des manifestants armés
A Hama, la situation est très différente. Elle a également évolué, mais pas à l'avantage des contestataires.
Ainsi, pas plus cette fois-ci qu'en juillet, je n'ai vu de manifestant armés à Hama.
J'ai là aussi été introduit au sein de l'organisation de l'opposition. J'ai notamment pu accéder à un des dispensaires clandestins dans lesquels les manifestants soignent leurs blessés et à une cache, une sorte de quartier général où se réunissent les organisateurs de la contestation.
Je n'ai nulle part constaté le moindre élément d'armement. En juillet, l'armée cernait la ville, qui était aux mains des manifestants, lesquels réussissaient à mobiliser plusieurs milliers de personnes pour remplir la place Al-Assidi, à la fin de la principale prière du vendredi.
Depuis que l'armée a repris le contrôle des rues, début août, les forces de l'ordre, policiers et militaires, occupent les principaux boulevards et places et maîtrisent complètement le terrain. Les manifestants sont donc désormais contraints de se réunir par groupes, de quelques centaines seulement, dans les ruelles latérales.
Leurs seules armes sont des pierres, qu'ils lancent sur les policiers, lesquels répliquent par des jets de gaz lacrymogène et, quand la pression des manifestants devient trop forte, par des tirs de plombs de chasse, parfois par quelques tirs de balles, mais très exceptionnellement. Aussi, ayant assisté à une de ces manifestations, le vendredi 30 décembre, je déduisis de l'attitude de la troupe que ses ordres sont certes de tenir le terrain, mais en évitant au maximum de blesser ou tuer.
Hama n'est donc pas à feu et à sang, la ville n'est pas non plus le terrain d'une rébellion armée, mais celui d'une poignante intifada…
Ailleurs, dans le pays, il n'y a pas à proprement parler de lieu de révolte comparable à Homs ou de contestation permanente, comme à Hama.
Mais des groupes de combattants agissent néanmoins, ici et là, attaquent les patrouilles militaires, lors d'embuscades souvent meurtrières, et commettent parfois des atrocités contre des soldats et des policiers, mais aussi contre des civils qui soutiennent le gouvernement ou, tout simplement, qui refusent d'aider ces rebelles.
Si le régime baathiste a montré les dents dès le début de la contestation, en mars 2011, et a violemment réagi aux manifestations de l'opposition, la rébellion n'est désormais plus en reste, une de ses composantes en tout cas, et met en œuvre des méthodes inqualifiables pour intimider les forces de l'ordre et les partisans du régime, y compris les civils : enlèvements, décapitations, mutilations, exécutions sommaires, menaces sur les familles…
Je n'ai pas eu de contact avec cette composante-là de l'opposition, mais les témoignages que j'ai recueillis sont nombreux et les corps, parfois dépecés, sont visibles dans les morgues.
Plus précisément, quatre villes secondaires, dans le nord-ouest, situées le long des frontières, sont régulièrement en proie aux attaques menées par différents groupes armés contre les forces gouvernementales.
Il s'agit de Zabadani, au nord-ouest de Damas, à la frontière du Liban, et de Talkalakh, non loin de Homs, à la frontière nord du Liban : l'Armée syrienne libre (ASL) y harcèle l'armée régulière et le revendique. Des armes et des combattants entrent en effet en Syrie depuis le Liban, ce qui rend la région du centre-ouest plus propice aux actions de l'opposition armée (les factions libanaises impliquées prenant le risque de provoquer l'extension du conflit au territoire du Liban).
De Qousseir, où des groupuscules (souvent désignés comme salafistes, mais non-identifiés jusqu'à présent) tendent quotidiennement des embuscades aux soldats du gouvernement, cette agglomération est également située dans la province de Homs, à proximité de la frontière du Liban, qui semble ainsi constituer la principale base arrière des oppositions armées.
Et d'Idlib, entre Jisr-al-Shugur et Alep, à proximité de la frontière turque, où plusieurs quartiers sont aux mains de l'ASL, qui introduit en Syrie armes et munitions depuis la Turquie, dont les autorités ferment les yeux et tolèrent les mouvements de ces combattants rebelles.
«Armée syrienne libre»
Comme on peut le constater, c'est l'ASL qui constitue le gros de l'opposition armée. Ce groupe obéit à un colonel dissident, Riyad Al-Asaad, actuellement en Turquie, où l'ASL trouve asile dans les camps de réfugiés, et s'infiltre en Syrie depuis les frontières turque et, surtout, libanaise.
Selon les sources, l'ASL revendique un contingent de 15 000 à 40 000 hommes, tous déserteurs de l'armée gouvernementale. Non seulement, ces désertions ne sont pas avérées -en tout cas, les chiffres annoncés n'ont pas de sens : l'armée syrienne constitue l'un des piliers du régime, qu'une telle hémorragie mettrait en grande difficulté
(l'armée régulière compte environ 200 000 hommes), ce qui n'est pas le cas-, mais, surtout, il apparaît de plus en plus clairement que l'ASL reçoit des armes du Qatar et de la faction libanaise pro-Hariri, c'est-à-dire des sunnites libanais opposés au Hezbollah qui est soutenu par le gouvernement de Bashar Al-Assad (c'est en cela que réside le risque d'une extension du conflit au Liban. A terme, le Hezbollah, actuellement membre de la coalition gouvernementale qui a rejeté
le clan Hariri dans l'opposition, pourrait en effet réagir à cette violation patente du territoire libanais, en mobilisant non seulement ses propres milices, mais également l'armée régulière libanaise). L'Armée syrienne libre semble avoir réussi à augmenter son rayon d'action au-delà des zones frontalières, en s'associant à des cellules d'opposants armés isolées, d'obédience salafiste parfois, ce qui est avéré à Homs, où l'ASL a été ralliée par un groupuscule appelé «Brigade Farouk», responsable de plusieurs attentats anti-chiites.
En outre, l'ASL serait entraînée à la guérilla urbaine par des éléments de l'armée française, basés dans la région de Tripoli, au Liban, et dans la province turque du Hatay, à la frontière syrienne.
Jusqu'à présent, le CNS se méfie de l'Armée syrienne libre, qui essaie de se faire reconnaître par l'opposition politique, mais n'a rien obtenu d'autre du CNS que la création d'un bureau de liaison.
La question est de savoir si tous ces protagonistes sont réellement syriens ou s'il s'agit aussi d'éléments étrangers, qui agissent pour le compte d'acteurs régionaux hostiles au gouvernement baathiste, comme le Qatar ou l'Arabie saoudite, dont l'implication en Syrie est bien établie.
Comme la Turquie, aussi, dont la politique de rapprochement avec Damas a été stoppée net par le «Printemps arabe» et s'est progressivement muée en hostilité déclarée. Il serait question, dans certains cas, d'éléments infiltrés qui s'en prendraient indifféremment à toutes les parties en présence, pour envenimer le conflit et pousser les Syriens vers la guerre civile.
J'ai pu comprendre que ces diverses composantes de la contestation n'ont pas de contact entre elles. Les rebelles, à Homs, sont essentiellement issus de la population locale : il s'agit de simples citoyens (ni islamistes radicaux, ni factieux d'un quelconque extrémisme politique :
une question que je leur ai posée était de savoir s'il y avait des chrétiens parmi eux. Un jeune homme a levé la main, à la surprise des autres, qui ne s'en étaient jamais souciés).
Ce sont des citoyens, qui ont cru le moment arrivé de s'insurger et se retrouvent à présent enfermés dans le conflit que cela a généré. Il y a dans leurs rangs très peu d'apport extérieur, en provenance d'autres villes de Syrie. Idem à Hama : les manifestants sont tous originaires de la ville.
Ils n'ont pas non plus de contact avec les islamistes radicaux, qui constituent donc un autre mouvement d'opposants (voire plusieurs autres mouvements différents), ni avec l'Armée syrienne libre, et ils entretiennent très peu de relations avec le CNS ou le CNCD. C'est donc à dire que, sur le terrain comme à l'extérieur,
«les» oppositions sont très hétérogènes et très divisées, tant sur les méthodes que les objectifs, et mal coordonnées, voire pas du tout, locales et géographiquement disparates.
On doit dès lors s'interroger sur la probabilité de voir un jour ces différentes factions s'accorder entre elles : les rebelles, à Homs, m'ont affirmé sans la moindre ambiguïté qu'il était hors de question pour eux de pactiser avec les salafistes, par exemple. Et, à Hama, les leaders des manifestants, des pacifistes, condamnent la militarisation de la contestation.


P. P.


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