L'Etat n'a pas vocation à distribuer l'aumône mais obligation à organiser la solidarité. On l'a toujours su mais on a fini par s'habituer au spectacle. Depuis que les pauvres sont sommés de bien manger pendant le mois de Ramadhan, quitte à ce qu'ils crèvent la dalle le reste de l'année, on a ajouté à leur misère matérielle quelque chose de plus douloureux : l'humiliation. Le «spectacle» est ahurissant mais il dure, en dépit de quelques voix velléitaires qui ont appelé à arrêter les dégâts. Des voix vite prises en étau entre le propos culpabilisateur de ceux qui les invitent à se taire sous prétexte que ceux qui en ont besoin ne voient pas du tout les choses de cette façon-là, et la résignation de… ceux qui en ont précisément besoin parce qu'ils n'ont pas les moyens de faire la fine bouche. Les soupes populaires, qu'elles soient destinées à la promotion économique, politique et religieuse ou simplement entretenir quelque prestige prolifèrent avec un tapage médiatique digne des grandes campagnes publicitaires destinées à faire connaître un produit nouveau. Et pour donner un coup de pouce à la «campagne», des ministres à la générosité évidente vont jusqu'à sacrifier les confortables et copieuses tables familiales pour aller, par un soir béni, «partager le repas» des laissés pour compte ! On l'aura remarqué, pas une «personnalité», pas une célébrité et surtout pas un ministre n'a fait ce «sacrifice» sans que les caméras de la télévision ne soient convoquées pour «couvrir»… l'événement ! Alors les micros se tendent vers les «bénévoles» qui sont tous contents de nourrir les pauvres et le déclarent avec enthousiasme. Pendant qu'on interroge le marmiton ou le plongeur, la caméra prend quand même la peine de balayer la salle où de des hommes, alignés sur des bancs métalliques, prennent soin de garder le visage camouflé et la tête plongée dans l'assiette qui leur inspire plus de honte que d'appétit. Le lendemain, les journaux auront beau rapporter les émeutes quasi quotidiennes devant les mairies pour réclamer un couffin promis en grande pompe et qui n'est pas encore venu, évoquer le couffin venu mais pas en nombre suffisant ou plus scandaleusement, le couffin détourné ! Quand l'Etat distribue l'aumône au lieu d'organiser la solidarité, ça mène à tout. Des fonctionnaires qui n'hésitent pas à mettre la main dans le sac parce que c'est tellement facile qu'il y a pas de risque qu'ils y soient pris, de petits futés qui ne sont nullement dans le besoin mais ne voient aucune raison de se priver d'une «distribution de l'Etat», de vrais pauvres qui y renoncent parce qu'ils sont trop dignes pour aller afficher leur misère, et des nécessiteux qui veulent bien en bénéficier mais c'est pas évident pour tout le monde. Dans la foulée, la presse, avec un mélange de complaisance politique et d'indigence professionnelle, offre… généreusement ses colonnes à l'alignement des chiffres… distribués par les municipalités. Des nombres de couffins remis aux citoyens nécessiteux, des sommes que cela a coûté à la trésorerie, des espaces réservés au stockage des denrées, de la quantité pour chaque produit, des camions réquisitionnés pour leur transport et des personnels «mobilisés pour l'opération». S'il fallait se résoudre à accepter la généreuse pitance d'un mois, peut-être qu'un petit chèque discrètement remis aux plus faibles aurait fait l'affaire, et on en a beaucoup parlé. Mais il a l'inconvénient d'être… discret, efficace, et pour boucler la boucle, moins facile à détourner parce que plus transparent. Sinon, la solidarité nationale a besoin d'une politique et sur toute l'année. Mais ça, on le savait déjà. Slimane Laouari