Toufik ne fait jamais confiance à la météo de son pays. Ce n'est pas le plus grave de ses scepticismes mais les questions de hiérarchie dans ses désespérances ne se sont jamais posées pour lui. Sauf quand au paroxysme de la colère, il explose, pour dire qu'il ne veut plus de la vie. Même dans ces situations, assez fréquentes, ce sont les autres qui lui «rappellent» que la vie est sacrée et qu'«il ne faut quand même pas exagérer». Et Toufik n'a jamais exagéré, puisqu'on ne lui connaît pas de tentative de suicide. Il ne fait pas confiance à la météo de son pays parce qu'elle lui a souvent joué des tours. Un jour qu'il voulait sortir avec son nouveau polo Lacoste que son frère lui avait ramené de Marseille, Djamila Bensâad, qui officiait à l'époque à l'ENTV, avait annoncé un temps radieux et une température «très élevée pour la saison» à Alger et ses environs. C'était son premier rendez-vous avec la femme qui est aujourd'hui la «mère de ses enfants» ou «la maison», comme il dit dans le quartier et partout ailleurs, en dehors de la «famille». C'était son premier rendez-vous donc et comme elle n'était encore ni la mère de ses enfants ni la maison, il voulait lui en mettre plein la vue. Il s'est levé de très bonne heure, ce jour-là, lui l'oiseau nocturne qui ne connaît pas le sommeil avant l'appel à la prière de l'aube. A l'époque, il n'y avait jamais d'eau dans les robinets, encore moins d'eau chaude. Il a donc versé un jerrican entier de... cinq litres dans une bassine, a chauffé l'eau et s'est lavé les cheveux avec le shampooing de Marseille. Son frère lui avait dit de ne pas y toucher, puisqu'il a eu son polo, mais il ne pouvait pas se rendre compte pour une dose de moins. Toufik s'est astiqué, il a mis le jean 501 et les Stan Smith 1988 des grandes occasions, il a sorti le polo grenat, puis il a regardé par la fenêtre après avoir cru entendre quelque chose. Il pleuvait à torrent. Il était encore tôt, il espérait donc que la brune Djamila Bensâad finisse par avoir raison. Après tout, elle n'avait pas précisé à quelle heure commencera le printemps qu'elle avait annoncé pour un jour de novembre. Collé à la fenêtre, Toufik regardait les cordes tomber, en jetant de temps en temps un regard triste sur le polo grenat venu de Marseille. Il ne se rappelait pas si Mademoiselle pluie et beau temps de la télévision avait déjà annoncé de fausses bonnes nouvelles, et comme tout le monde dormait encore, il ne pouvait le demander à personne. Il a attendu. Les cordes ne se sont jamais arrêtées. En désespoir de cause, il a renoncé au polo qu'il a abandonné sur le lit, il a enfilé son pull le plus portable et son blouson en cuir un peu déteint mais pas ridicule et il est parti à la rencontre de la femme de sa vie, la gorge serrée et le cœur battant la chamade. Aujourd'hui, Djamila Bensâad est partie, Toufik est marié et il a fait des enfants. Il y a souvent de l'eau dans le robinet et il suffit d'allumer le chauffe-bain pour avoir de l'eau chaude. Mais Toufik ne fait toujours pas confiance à la météo de son pays qui l'a traumatisé le jour où il voulait en mettre plein les yeux à celle qui n'était pas encore «la maison». Hier, il avait décidé d'aller au stade pour voir le match de l'équipe nationale contre la Bosnie. ça fait longtemps qu'il n'a pas été au stade et il s'est dit pourquoi pas. Il redoutait la pluie qui transformerait la pelouse en bourbier mais ne voulait pas entendre la météo. Alors quand on lui a dit que les prévisions météo disent qu'il ne pleuvra pas, il a fulminé, il a sorti le billet acheté la veille de la petite poche et donné à un jeune du quartier ébloui par tant de générosité.