Comme à chaque élection, depuis qu'il est revenu au pays, Djaafer, ou «Jeff» comme il aime se faire appeler parce que ça le renvoie à ses années parisiennes, ne sait pas s'il va voter demain. Il ne le dit pas dans des termes aussi savants, mais Jeff a un problème de «lisibilité», comme disent certains qui ne savent pas lire. C'est que dans une autre vie, pour rester dans le langage branché, il ne votait pas non plus mais c'était pour d'autres raisons. Il vivait en France, et de «son» époque, même l'idée de faire voter les étrangers aux élections locales n'avait encore effleuré aucun dirigeant politique de «là-bas», comme c'est le cas maintenant. Il ne votait pas mais il avait une vague sympathie pour «la gauche». Sa proximité avec la gauche était faite d'un mélange de compagnonnage d'atelier et de bistrot mais c'était assez solide. C'est paradoxal, mais c'est bien longtemps après les ateliers Renault et les bistrots de Boulogne-Billancourt, une fois rentré et bien installé au pays avec sa retraite anticipée, que Jeff a appris à percevoir les choses «politiquement», presque avec certitude : «C'est normal pour un ouvrier d'être à gauche et un riche à droite», répète-t-il, à chaque fois que la discussion tourne dans ces zones-là. On lui rétorque bien maintenant que les choses ne sont pas aussi simples, qu'il y a toujours des misérables qui font du zèle à droite et des riches qui se la jouent modestes à gauche, les choses sont depuis longtemps tranchées chez le brave Djaafer : «Chacun sa race», dit-il, pas pour marquer son ethnie, mais sa «classe». Les choses sont tellement tranchées qu'il n'a jamais pu comprendre qu'on puisse «choisir son camp» autrement qu'en se rangeant à droite ou à gauche. Alors Jeff a rarement voté, mais ça lui est arrivé de le faire. D'abord parce qu'il n'a rien d'un boycotteur né, ensuite parce qu'il a eu parfois à éprouver un penchant inexplicable pour un visage ou un propos, et enfin parce que son tempérament bon enfant l'a souvent exposé aux effets d'entraînement. Mais Jeff n'a jamais vraiment choisi. Il aurait aimé que les choses soient aussi simples que dans sa tête, mais ce n'est pas dans sa tête que se tiennent les élections de son pays. Plus de cinquante partis, comment voulez-vous qu'il se retrouve ? Lui qui pensait que dans une élection, il suffisait de choisir son camp, comment voter dans des scrutins où il n'y a pas de camps ? On lui a expliqué un moment que les choses étant au point où elles sont dans le pays, il ne s'agit pas de choisir entre la gauche et la droite mais entre le «statu quo» et le «changement». Il n'avait pas voté à l'époque parce qu'il n'avait rien compris. Plus de cent mille morts plus tard, on lui a dit qu'il fallait absolument voter pour dire qu'on n'a pas peur de ceux qui ont fait plus d'une centaine de milliers de morts. Cette fois, Jeff a voté parce qu'il a toujours eu horreur des tueurs. Comme on lui a encore expliqué que bientôt la décantation allait se faire et qu'il allait pouvoir enfin choisir entre la gauche et la droite, il s'est dit qu'il allait voter pour une fois «comme là-bas». Mais d'autres sont venus lui dire qu'en fait, l'équivalent de la gauche et de la droite chez nous, c'est les démocrates et les conservateurs. Il n'a pas voté parce que les islamistes revendiquaient la démocratie et les démocrates sont difficiles à trouver, tellement ils sont éparpillés. Dernièrement, il a pu comprendre qu'il y avait un parti de gauche puis il a découvert que c'était des trotskystes. Il ne sait pas s'il va voter demain parce qu'il n'a pas compris pourquoi dans sa commune, il n'y a même plus de statu quo contre le changement, de démocrates contre les conservateurs et toujours pas de droite contre la gauche. Comme il ne peut tout de même pas aller à la plage le 29 novembre, il réfléchit toujours.