ça y est, cette fois-ci, Achour emmènera les enfants voir la neige.L'année passée, quand il s'est rappelé qu'il a neigé plus bas que Bouzaréah et qu'il n'a pas pu y emmener sa fille et son fils voir la poudreuse pour la première fois de leur vie, il avait vraiment eu honte. Achour habite Bab El Oued et ici la neige ne prendra sans doute jamais. L'an passé, il y a bien des gens qui auraient aperçu quelques flocons tourbillonner dans le ciel jamais assez serein du quartier. Mais ils avaient beau insister, personne ne les avaient crus. Les moins gênés leur riaient au nez, tandis que les autres souriaient malicieusement d'un air entendu. On peut être poli et cynique, à Bab El Oued comme ailleurs. Ceux qui ont vu ou ont cru voir de la neige dans le ciel des Trois horloges expliquaient bien sûr que la température ambiante et la proximité de la mer empêchaient que la neige prenne ici mais tout le monde connaît ça. Il aurait fallu qu'ils trouvent autre chose pour que passe la pilule et ils n'ont rien trouvé. Même en mirage dans le ciel, la neige doit repasser pour se payer Bab El Oued. Il est arrivé que Achour, qui a tendance à se culpabiliser jusqu'à l'extrême, se demande si sa progéniture devait attendre que Bab El Oued soit couvert d'un manteau blanc pour espérer enfin faire une glissade, lancer une boulette ou esquisser un bonhomme de neige. Puis il s'est rappelé que d'après les prévisions météorologiques les plus sérieuses, il ne neigera jamais dans son quartier. D'abord, parce qu'il neige de moins en moins dans le monde en raison du réchauffement de la planète, en plus, il y a les arguments que tout le monde connaît, à savoir la mer et le reste. Achour n'aime pas vraiment la neige, bien au contraire. C'est que ses souvenirs d'hivers en montagne sont plus traumatisants que romantiques. Né juste après l'indépendance, il se souvient des quelques années qu'il avait vécues au village avant que son père ne ramène tout le monde à Alger où il venait de trouver un logement. Achour se souvient de l'unique année scolaire qu'il avait passée au bled. Bien sûr, là où il y a de la neige, on lancera toujours des boulettes, on improvisera toujours quelque jeu de glisse, on fera toujours semblant de s'amuser. Mais ça n'a jamais amusé Achour. Les mains givrées, les pieds envahies par la neige fondante et le visage ravagé par le vend froid sur le chemin de l'école qu'il faut rejoindre à pied à des kilomètres, non merci, Achour a toujours dit qu'il s'en passerait volontiers. C'est vrai qu'aujourd'hui, il y a plus de «moyens», les enfants sont bien habillés, les maisons sont plus ou moins chauffées et on mange beaucoup mieux. Mais les traumatismes sont les traumatismes, même s'ils produisent l'effet contraire. Il n'a jamais imaginé qu'un jour, il aurait des enfants qui le supplieront de les emmener à la neige, comme ceux qu'il voyait... à la télé ! Enfin, pas tellement comme ceux-là mais il y a pensé tout de même. Dans nos montagnes, il n'y a ni skis ni télésièges ni auberges accueillantes mais il y a la neige. Achour s'est donc préparé pour y emmener les enfants enfin, après le ratage monumental de l'année passée. Il a bien eu quelques appréhensions en raison de ce qu'ont enduré les habitants de haute Kabylie mais il s'est dit que ça ne pouvait tout de même pas se répéter deux fois en deux ans. Manque de pot, la météo s'est trompée et Achour s'est encore demandé si sa fille et son garçon ne vont pas attendre de pouvoir se payer un voyage en Haute Savoie. Mais la neige ne sera pas la même.