A Paris ou à New York, personne ou presque n'a entendu parler de Songül Öden et Kivanç Tatlitug. Mais à Dubaï, Astana ou même Athènes, ces deux acteurs turcs sont des idoles que le public vénère et le symbole de l'étonnant succès international des feuilletons télévisés made in Istanbul. Lancée en 2005, "Gümüs" ("Argent") a ouvert la voie à cette déferlante venue de Turquie. Cinq ans plus tard, le dernier épisode de ce mélodrame a été suivi par plus de 85 millions du téléspectateur, du Maroc à la Syrie. Aujourd'hui, Songül Öden n'y est plus connue que sous le prénom de son personnage, "Nour", et Kivanç Tatlitug aussi célèbre que Brad Pitt ou Leonardo Di Caprio. "Ce succès a vraiment été une grande surprise", confie l'actrice. "Nous débutions tous, les acteurs, le réalisateur. Vraiment on ne s'y attendait pas. Partout nous avons été accueillis comme des pop stars". Depuis "Gümüs", d'autres feuilletons turcs se sont engouffrés dans la brèche et inondent désormais les petits écrans du Moyen-Orient, des Balkans ou d'Asie centrale. Ils y battent tous des records d'audience, loin devant les "soap operas" américains, les séries égyptiennes et autres "telenovelas" sud-américaines. En 2011, la Turquie a vendu à l'étranger plus de 10.500 heures de séries, qui ont été vues par quelque 150 millions de téléspectateurs dans 76 pays et lui ont rapporté 68 millions de dollars de recettes. Désormais, elle pointe au deuxième rang des pays producteurs de feuilletons, juste derrière les Etats-Unis. Le producteur Fatih Aksoy attribue ce succès à la qualité des productions turques et, surtout, leur adaptation aux goûts d'un public avide de fictions mélodramatiques et de sagas historiques exaltant les splendeurs de l'empire ottoman. "Nos séries sont bien faites et correspondent à notre sensibilité", juge le patron de la société Medyapim, "la série américaine, c'est surtout de l'action. Chez nous, il y a de l'action mais on montre aussi comment elle affecte la vie des personnages". Desperate Housewives à la turque Pour mieux accrocher leur public, les scénaristes déclinent donc en versions locales les séries conçues à Hollywood. "Grey's Anatomy" ("Doktorlar") ou "Desperate Housewives" ("Umutsuz Evkadinlari") ont désormais leur pendant turc. "Dans ma version de +Desperate+, les femmes sont musulmanes, elles lisent le Coran et quand quelqu'un meurt, elles se couvrent la tête", explique ainsi Fatih Aksoy, qui produit quarante épisodes par an des aventures de Yasemin, Zelis et Elif, les copies orientales de Susan, Gabrielle et Lynette. Les producteurs retirent aussi de leurs scénarios tout ce qui pourrait choquer ou relever de "l'atteinte au bon développement moral des jeunes", réprimé par le Conseil supérieur de l'audiovisuel turc. Pas de scènes d'amour explicites donc. Ni de référence à l'homosexualité. Dans le "Desperate Housewives" turc, le fils gay d'une des héroïnes a ainsi été habilement transformé en voyou. Même lissés, ces feuilletons turcs font un tabac. En Turquie comme à l'export. "Nous plaisons au Moyen-Orient et dans les Balkans car nos cultures sont proches", explique la réalisatrice de "Umutsuz Evkadinlari", Eylem Koza, "et comme nous sommes plus libres en Turquie, ce public nous considère comme des modèles". Le gouvernement islamo-conservateur d'Ankara ne s'y est pas trompé, en quête de toutes les influences à l'heure où il brigue le statut de grande puissance, au moins régionale. Rien de tel qu'une série à succès pour épauler une diplomatie conquérante. Songül Öden joue ainsi régulièrement les porte-drapeaux de charme aux côtés du Premier ministre Recep Tayyip Erdogan à l'étranger. "Je suis fière, au travers de cette série, de montrer le vrai visage de la Turquie", s'enorgueillit l'actrice. "Au travers de ces séries, nos voisins découvrent non seulement des histoires, mais aussi la Turquie", confirme Hulya Tanriöver, de l'université Galatasaray d'Istanbul. "C'est une Turquie déformée certes, mais il y a toujours une part de réalité. Celle d'un pays musulman, européanisé et relativement développé", ajoute la sociologue, "pour ces pays-là, la Turquie est un peu l'Occident".